dimanche 21 octobre 2012

Ironie n°159 - Septembre/Octobre 2011


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Interrogation Critique et Ludique n°159 – septembre-octobre 2011
http://ironie.free.fr – ISSN 1285-8544
IRONIE : 51, rue Boussingault - 75013 Paris
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Nouvelle liberté de pensée



 
Lundi 28 mai 2001

Dans l’avion entre Paris et Venise. Article de circonstance dans Libération sur une peinture du misérabiliste Lucian Freud qui vient d’être achetée par le musée national de Canberra et qui mobilise les médias australiens dénonçant le gaspillage des fonds publics et l’obscénité de l’œuvre. Intitulée D’après Cézanne et paraît-il inspirée de L’Après-midi à Naples (période dite « couillarde » par Cézanne lui-même), cette croûte de Lucian Freud semble plutôt faire la démonstration que Cézanne n’a jamais existé… Le journaliste de Libération écrit : « Il se trouve que le musée de Canberra a dans sa collection une autre version de L’Après-midi à Naples de Cézanne. Il tenait donc à l’œuvre de Freud dont le prix reste modeste par rapport à certaines acquisitions de musées américains (Orsay a payé quatre fois plus cher un portrait de Berthe Morisot par Manet)… »
Qui penserait aujourd’hui que le portrait de Berthe Morisot par Manet quatre fois plus cher que cette peinture de Freud, c’est pour rien ?

J’ai vu ce tableau de Freud l’été dernier à la fondation Maeght à Vence… image d’un « Loft Story » dix-neuviémiste.

« Libération »… de quoi ? Libération ou aliénation ?
Politiquement, pour la petite histoire, Serge July vient de publier un livre d’entretiens avec Alain Juppé.


Venise, campo Pisani, mardi 29 mai

Le palais Pisani, en restauration depuis bien des mois, abrite le Conservatoire de musique. J’entends, à peine étouffée, la musique plus ou moins élaborée que travaillent les élèves en fin de matinée… ruissellement que traversent les rumeurs de la ville.

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Canaletto, prima maniera, à la fondation Cini. Je m’attarde devant la délicieuse, savoureuse, savante facture des premières vedute. Le xviiie siècle vénitien a son peintre, universellement reconnu de son vivant et vivant de l’image de Venise. Les vedute, les vues de Venise, ont un charme pictural dont je ne me lasse pas. La vue d’ensemble – Canal Grande, Isola di san Cristoforo, Campo san Vidal –, que l’on identifie avec un plaisir immédiat, est tout entière livrée à la trace et à l’intelligence chromatique du pinceau. C’est très souvent dans la pâte, dans la matière colorée que le pinceau précise ou suggère les figures ; et la vue, le paysage se déploie et se ponctue comme une chaude partition musicale… Nature vive des occupations et des agitations sur la lagune… Peuple chaleureusement célébré par son peintre sensible comme aucun autre à ce qu’il en fut de vivre là – du privilège d’être vénitien, fût-ce comme pêcheur, gondolier, désœuvré, courtisan, bourgeois, tailleur de pierre. Dans ces vues, les Vénitiens habitent Venise comme naturellement la trace du pinceau dévoile la qualité de l’œuvre… La trace du pinceau habite poétiquement le détail : l’essentiel.

Je me demande à plusieurs reprises si Morandi s’est inspiré de Canaletto – de ce premier Canaletto – pour ne plus célébrer que la présence métaphysique des objets.

Mais c’est alors abandonner les constantes surprises de l’air, du mouvement et de la perspective… la vérité de Venise, monumentale certes, mais d’abord familière, heureusement familière parce qu’à tout moment perçue dans l’éloignement et le rapprochement de ses ouvertures, de ses découvertes, de ses vues, de ses théâtres. Vues de loin, à regarder de près.

L’exposition[1], la présentation des œuvres est par ailleurs un modèle du genre… Et telle que je n’en ai pas vue depuis… Peu de visiteurs au demeurant.

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Reprendre ce que j’ai avancé à propos de Homère à la fin du mois de mars. (Poésie et métaphysique.)


Venise, mercredi 30 mai

Homère (Poésie et métaphysique). Que faire avec ce que découvre une semblable question ? Ne pas chercher à aboutir… une vie n’y suffirait pas – mais se maintenir dans la visée.

Questionnement de Heidegger faisant suite à Être et Temps… le mur du fond sans fond. Traversée de la Grèce, visée à travers la naissance de la philosophie.

« Pensée et poésie sont, en soi, le parler initial essentiel, et par conséquent du même coup le parler ultime que parle la langue à travers l’homme. » Heidegger.

Qu’en est-il des lectures et révisions d’Homère par les Pythagoriciens, par Héraclite, enfin par Platon ?

Qu’est-ce qui est révisé ? Y a-t-il des uns aux autres une logique d’exclusion qui aboutit à la République et aux Lois, à Platon, au déploiement occidental de la métaphysique ?

Homère divise les historiens et les penseurs du monde grec.

Walter F. Otto, Les Dieux de la Grèce (Payot, 1979) : Homère : « Le premier et éternel monument où s’est édifié l’esprit authentiquement grec. »

Soit, mais non sans en aménager la pensée, si la cité participe de « l’esprit authentiquement grec ».

N’est-ce pas aussi pour mieux se détacher de l’œuvre d’Homère que les Grecs inventèrent Orphée et Musée ?

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Démocrite parle d’Homère en ces termes : « Homère, qui avait reçu en partage un talent divin, construisit un monde ordonné de vers épiques de toutes sortes, parce que sans un don divin et démonique, il n’est pas possible de composer des vers aussi beaux et savants. »

Don divin et démonique… ce qu’il faut entendre si l’on veut avoir accès « au parler ultime que [comme pensée et poésie] parle la langue à travers l’homme. »

Ou pour éclairer ce qu’il faut entendre par poésie – en oubliant tout ce que l’on croit en savoir. Ce savoir n’est-il pas immédiatement, vie siècle avant J.-C., et depuis lors, converti en sagesse, maîtrise métaphysiquement rentable ?

En préface aux Ruses de l’intelligence : La mètis des Grecs (Flammarion, 1974), Detienne et Vernant s’attachent à mettre en relief ce qui fut négligé par les historiens de la pensée antique, et notent : « Il demeure bien vrai que l’écrit et l’enseignement philosophiques tels qu’ils se développent au ive siècle marquent une rupture avec un type d’intelligence qui, tout en se maintenant dans de vastes secteurs : la politique, l’art militaire, la médecine, les savoir-faire artisanaux, n’en n’apparaît pas moins décentré, dévalorisé par rapport à ce qui constitue désormais le foyer de la science hellénique. »

Qu’en est-il de ce « type d’intelligence » préhelléniste ? Quelle pensée l’habite ?

La mètis : « Elle est une pensée dense, touffue, serrée », p. 22.

Detienne et Vernant vont en suivre la trace, et la découvrir plus ou moins active dans la société grecque.

Mais n’est-ce pas d’abord le texte d’Homère qui porte cette pensée ?

Que reste-t-il de l’Iliade et de l’Odyssée si l’on fait l’économie de cette pensée dense, touffue, serrée, de la mètis, de la ruse, qui, dans les deux poèmes, répond à la question « qu’appelle-t-on penser ? ».

Detienne et Vernant : « Ulysse est le héros polumètis, polutropos, polumechanos, expert en ruses variées. »

« Chez Homère, la mètis n’est pas une, ni unie, mais multiple et diverse. »

Elle est le propre aussi bien de la pensée des héros que de celle des dieux.

Elle structure un monde, et son temps. Detienne, Vernant : « L’homme à la mètis se montre, par rapport à son concurrent, tout à la fois plus concentré dans un présent dont rien ne lui échappe, plus tendu vers un avenir dont il a par avance machiné divers aspects, plus riche de l’expérience accumulée dans le passé » (p. 20 ; je souligne).

Et pour Homère il y a « conaturalité des dieux et des hommes » (Walter F. Otto, Les Dieux de la Grèce).

C’est cette complexité, essentiellement poétique, que la philosophie va s’employer à réduire en redéfinissant le divin. Xénophon de Colophon reprochera à Homère d’avoir « attribué aux dieux tout ce qui chez les mortels est objet de honte ».

Et en effet, beaucoup plus tard, ce qui est le propre des héros et des dieux, la mètis, se trouve chez Eschyle (Choéphores, 626) « du côté de la ruse déloyale, du mensonge perfide, de la traîtrise, comme armes méprisées des femmes et des lâches ».

Impossible d’aller plus avant sans la bibliothèque. Je devrai une fois de plus tout reprendre, et poursuivre à Nice. Je travaillerai sur un carnet en attendant mieux.

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Laissant ce cahier, j’ai passé la plus grande partie de l’après-midi sur l’eau… vie active de l’étendue, taches rouges et roses au bout du champ, le bruit des vagues qui battent le pont.




Venise, jeudi 31 mai

Venise impose ses stations, son activité ponctuelle, la vie des campi, faite d’arrêts, d’échanges, de retours, de conversations qui s’attardent, de commentaires quotidiens… et sans plus d’attention pour l’errance des touristes.

Repris le livre de Detienne et Vernant, toujours occupé à clarifier cette question du poétique (poésie et métaphysique) à laquelle j’aurai en somme consacré toute une vie.

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Roland Dumas a été condamné à trente mois de prison dont deux ans avec sursis, et à 1 million de francs d’amende, pour recel d’abus de biens sociaux. « Il convient de tenir compte des fonctions qu’il a occupées dans la vie de l’État et dans le monde juridique », ont déclaré les magistrats. Roland Dumas était en effet président du Conseil constitutionnel. Il se peut que tout cela ait un sens, mais dans quel monde ?


Venise, vendredi 1er juin

Longue promenade sur le canal de la Giudecca et le canal de San Marco. Ciel transparent bleu clair, çà et là quelques minces nuages bordés de rose. L’horizon, l’étendue liquide, verte et laiteuse près du bateau, l’agitation sans ordre des gondoles et des vaporetto.

En fin de matinée, Bernardo Bellotto (1722-1780), au musée Correr. Envahie par des hordes sauvages, la ville de Venise maintient une politique muséographique d’une grande élégance, et dont les Français devraient suivre l’exemple, mais je suppose que c’est désormais désespéré.
L’exposition Canaletto à la fondation Cini et l’exposition Bellotto au Correr ne sont pas de très grandes expositions – 75 tableaux et dessins du Canaletto, presque 100 tableaux de Bellotto – mais l’organisation des salles, l’accrochage, la clarté du parcours, l’éclairage, l’élégance et la discrétion de la décoration, pour ne pas parler du personnel, sont exemplaires.

Les fiches techniques sur le petit-neveu de Canaletto, Bernardo Bellotto, forcent incontestablement le ton, mais justifient le choix de ce peintre… de vedute, qu’il ne faut surtout pas voir après son oncle. Peintre, professionnel de vedute, qui fait carrière hors de Venise (Dresde, Vienne, Munich, Varsovie), Bellotto n’est pas sans métier, il réalise des images de différentes villes d’Europe, qui gratifient la vie singulière de telle ou telle cité nordique, bien que sa technique soit toujours appliquée et sans mouvement. Sa carrière repose vraisemblablement sur le prestige de son lieu de naissance et la notoriété de son oncle… dont il utilise le nom, qu’il ajoute au sien, pour signer les plus prestigieuses de ses commandes.

Les organisateurs de l’exposition mettent l’accent sur sa finesse psychologique et l’anticipation sur le romantisme allemand, le néo-classicisme et la peinture réaliste du xixe siècle… voire des accents grotesques caractérisant les recherches lucides de Goya… Tout cela m’a paru très très appuyé… et très loin de Venise en effet.

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En attendant que le théâtre, détruit par un incendie criminel, soit rouvert (je ne le reverrai sans doute jamais), la Fenice a installé une salle de concert, sous un monstrueux vélum, dans l’isola Tronchetto, au milieu d’un paysage industriel particulièrement désolé.
Ce soir, Schubert, Mozart, Concerto d’aria (K. 418) pour soprano et orchestre, Brahms. L’acoustique est bonne, mais la salle, près d’un monumental parking, est mal isolée du ronflement des voitures…

Au retour sur Venise, sombre et lyrique nocturne de mer. Le ciel brasse de lourds nuages entre lesquels la lune fait d’irrégulières et fantomatiques apparitions. Le vaporetto se déplace sur une eau sans reflet… Une nuit de grande marée, de vent lourd, épais et chaud.


Venise, samedi 2 juin

Retour sur la grotte Chauvet découverte en décembre 1994, et qui avait déjà alimenté un débat dans Le Monde du 28 mars. Jean Clottes, qui anime une équipe de paléontologues, ethnologues et anthropologues, paraît très actif… et pressé. Il publie un gros livre de 207 photos aux éditions du Seuil, sur cette aventure vieille de 30 000 à 32 000 ans avant notre ère… Nous n’avons plus de temps à perdre. Quatre clichés reproduits dans Le Monde du samedi présentent des images dont on se demande quel sens le lecteur peut leur donner. Aucun sans doute. Commentaire du journal : « L’étude de ces personnages juxtaposés risque d’être longue et controversée. Quant à sa signification, elle nous échappera sans doute toujours. » Alors quoi ? Bisons, rhinocéros, lions, mammouths et une Vénus (!?), cette tête de cheval est bien une tête de cheval. Vous étiez là, oui, peut-être… mais où êtes-vous aujourd’hui ?

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Travaillé sur le livre de Detienne et Vernant (La mètis des Grecs) pour achopper sur Parménide… décisif me semble-t-il.

En fin de soirée, Pierre Nivollet me fait un compte rendu de l’intervention de Sollers à… « Bouillon de culture »… Défense du poétique, que l’entourage – Beigbeder – s’emploie à rendre dérisoire (« moulin à vent »). Aujourd’hui, les chiens n’aboient plus, ils ricanent.


Venise, dimanche 3 juin. Pentecôte

La pensée de l’Orient permettra-t-elle à la pensée occidentale de trouver (de retrouver) son chemin ?
Spécialistes de la Grèce et sinologues répondent diversement.
Mais n’y a-t-il pas chez Homère une pensée en amont des élaborations de la philosophie et que la philosophie s’est employée à écarter ? Detienne et Vernant (La mètis des Grecs) notent que « le personnage de Mètis, son rôle dans les mythes de souveraineté […] appellent la comparaison avec les traditions mythiques du Proche-Orient ». Detienne et Vernant opposent l’univers intellectuel du philosophe grec à celui des penseurs chinois.

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Je m’attarde à San Zaccaria. Peu de touristes. Vie interne de l’église. Prière au loin, sous la lampe du Saint-Sacrement. Derrière la sacristie des enfants jouent en riant. Un prêtre, qui ressemble à Pierre Dumayet, parle à une très vieille femme qui ne cesse de le remercier. Lorsqu’il la quitte, il s’installe près de l’autel, ouvre son missel et prie. Au bout d’un moment il consulte sa montre. Il se lève et quitte l’église.

San Zaccaria possède un des chefs-d’œuvre de Bellini, et qui plus est dans un parfait état de conservation et de visibilité. Avec Noé et ses fils de Besançon et le Saint Jérôme entre saint Christophe et saint Augustin, près du Rialto et si difficile à voir, la Sacrée Conversation de San Zaccaria fait partie des quelques tableaux de Bellini que je sais toujours pouvoir retrouver avec la même émotion… Comme si le peintre m’invitait à participer au colloque silencieux qui réunit sainte Catherine, sainte Lucile, saint Augustin et saint Pierre, autour de la Vierge à l’Enfant. À quoi sont-elles occupées ces figures saintes ? À la méditation intérieure d’un autre monde, là, de l’autre côté de la mince pellicule qui les tient debout les uns à côté des autres, n’ayant pas même besoin de se reconnaître.

L’art de Bellini, après qu’il eut assimilé l’œuvre de Giorgione, témoigne d’une vision comme tournée vers l’intérieur de l’œuvre – vision qui n’est alors en aucun cas celle de Giorgione ou de Titien…

Quelques touristes passent, illuminent la pala, se lassent, et d’autres suivent…

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Le musicien : roman. Giacometti. Sollers.
Bach, la Passion selon saint Matthieu.

Venise, campo Pisani, lundi 4 juin

Je me suis réveillé au milieu de la nuit pour noter : « Quelque chose qui tue… va cesser d’individuer. »

Je me rends à l’évidence, aucun des titres que j’ai prévus pour le Chant V de stanze ne peut convenir… ils ensevelissent le poème dans les indifférenciations du flou « poétique ».

Ce qui est arrivé, je ne sais d’où, cette nuit : Quelque chose qui tue, est-ce un titre ?

Autre possibilité, en rester à la traduction du titre initial en anglais : Le vent autour de la terre… plus convenu.

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Dans la matinée, visite à l’église de San Trovaso. Je ne manque jamais, chaque fois que je séjourne à Venise, de passer un moment devant un des plus incontestables chefs-d’œuvre de la peinture vénitienne, le Crisogono a cavalo de Michele Giambono (1439-1462), historiquement associé à Gentile da Fabriano. L’admirable « pala » de San Trovaso évoque toujours pour moi un Pisanello vénitien.

Marcelin Pleynet

Extrait de Nouvelle liberté de pensée
Journal de l’année 2001, Éditions Marciana, octobre 2011

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Chronique vénitienne
L’Instant romain


Deux entretiens avec Marcelin Pleynet


Film de Florence D. Lambert


Projection en présence de Marcelin Pleynet
Le 10 novembre 2011, à 19 h

MK2 Hautefeuille – 7, rue Hautefeuille (6e)

 Le 10 novembre 2011, à partir de 20 h

À la Librairie Tschann – 125, boulevard Montparnasse (6e)

Marcelin Pleynet dédicacera son livre, Nouvelle liberté de pensée, Éditions Marciana


[1] Où l’on retrouve le collectionneur d’Antonio Pellegrini et de Rosalba Carriera, Joseph Smith (1674-1770), consul anglais résidant à Venise de 1700 à 1744… et familier de Vivaldi (Venise : peinture et musique)…
« La musique est un art jeune, ce n’est pas la nécessité qu’il l’a fait naître, mais le luxe déjà existant. »
Pellegrini très mal représenté à l’Accademia : une allégorie de la peinture et une allégorie de la sculpture. Rosalba Carriera : trois ou quatre pastels qui ont disparu de l’accrochage actuel.

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