mardi 16 juillet 2013

Ironie n°167 - Février Mars Avril 2013 - Samuel Rodary : Manet et les maîtres anciens


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Interrogation Critique et Ludique n°167 – Février/Mars/Avril 2013
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Manet et les maîtres anciens

Notes pour une conférence
Albi, musée Toulouse-Lautrec, 18 avril 2013


                    

          Manet – Bon Bock                             Hals – Joyeux buveur
 
En tant que chercheur indépendant, je ne serais sans doute jamais venu devant vous sans un étrange concours de circonstances.
Il y a un peu plus d’un an, j’ai reçu un courriel de Stéphane Guégan, conservateur au musée d’Orsay. Il me disait en substance : « Je devais donner, après-demain, une conférence au musée d’Albi. Je ne peux m’y rendre : voulez-vous me remplacer ? »
Je me suis dit : pourquoi pas ? J’avais alors l’intention de venir parler d’un tableau de Manet sur lequel j’avais travaillé : Le Bon Bock[1].
Puis j’ai parlé au conservateur du musée Toulouse-Lautrec, Mme Devynck : elle souhaitait inscrire la conférence dans le sillage de l’exposition qui se tenait alors à Orsay, exposition intitulée :
« Manet : inventeur du moderne ».
Un tel sujet ne m’enthousiasmait guère. J’ai donc dit à Mme Devynck que j’étais plus porté à envisager Manet dans les liens qu’il entretient avec les maîtres anciens.
Je n’allais donc pas venir parler à Albi cette fois-ci, mais rendez-vous fut pris pour l’année suivante, pour parler de « Manet et les maîtres anciens ».

Si je reviens sur les conditions de ma venue ici, c’est que mon intervention n’est pas sans rapport avec ce qui se passait alors au musée d’Orsay.
J’avais bien sûr vu l’exposition « Manet : inventeur du moderne », et je l’avais vu avec une certaine gêne, voire une gêne certaine.

Qu’y voyait-on ?
L’exposition s’ouvrait sur une œuvre de Fantin-Latour, Hommage à Delacroix.

Suivait une série de toiles de Thomas Couture, dans l’atelier duquel Manet passa six années de formation. Ensuite, au fil de l’exposition, au milieu des œuvres splendides de Manet, on croisait des tableaux de peintres de son époque : Legros, Gervex...

Dès lors, on pouvait se demander : était-ce ça, la modernité de Manet ?
Et était-ce avec ces peintres que l’œuvre de Manet dialoguait ? J’en doutais.
En d’autres termes, suffisait-il que ces peintres soient contemporains de Manet pour justifier l’accrochage de leurs tableaux dans une exposition dédiée à Manet ?
Et est-ce que le fait que Gervex ou Fantin-Latour aient peint des sujets « modernes », c’est-à-dire représentés des contemporains dans les conditions de leur époque, est-ce que cela suffisait à en faire des modernes ?
Là encore, j’en doutais.

Ce qui me semblait plus probable, c’est que cette mise en scène, cette mise en perspective de l’œuvre de Manet s’inscrivait dans un mouvement largement partagé: une vision progressiste de l’histoire de l’art qui a pour conséquence de placer la soit-disant modernité de Manet – et finalement son œuvre en entier – dans une époque donnée, en l’occurrence la seconde moitié du xixe siècle.

Ainsi, l’œuvre de Manet appartiendrait à son époque, au même titre que celle de Gervex, Carolus-Duran ou Tissot, comme a voulu nous le faire croire une exposition plus récente, au Grand Palais, L’impressionnisme et la mode.
Ce qui impliquerait que cette œuvre ne serait qu’un maillon de la chaîne du progrès de la peinture ; une modernité plus moderne, si j’ose dire, allant bientôt pousser Manet au placard.

Eh bien, non ! Manet, selon moi, ce n’était pas cela. Manet n’est pas un « peintre à la mode ».
Et je pense pouvoir montrer que la peinture de Manet n’a que peu de rapports avec celle de ses contemporains ; ce n’est pas avec elle qu’elle dialogue, mais bien plutôt avec l’œuvre des grands maîtres du passé. Ce faisant, elle ne s’inscrit pas dans une époque, mais bien plutôt dans la Tradition. Et si modernité il y a, c’est justement dans ce dialogue avec la tradition qu’elle réside.

N’est-ce pas ce qu’entend souligner Cézanne lorsque, devant Olympia, il déclare : « Notre renaissance date de là. »
S’il y a Renaissance, qu’est-ce que Manet fait renaître si ce n’est le grand art intemporel des Classiques. C’est prouvable. Et pour le faire, je vous propose de naviguer dans l’œuvre de Manet et de voir un peu ce qu’il en est.

Commençons si vous voulez bien par dresser un état des connaissances qu’avait Manet des maîtres anciens.
Vous savez que Manet, après avoir pensé un temps devenir marin, choisit de se consacrer à la peinture. Pour cela, Manet va suivre une formation que l’on pourrait justement dire « classique ».
En 1850 (Manet est alors âgé de 18 ans), il s’inscrit à l’atelier du peintre Thomas Couture, élève de Gros et de Paul Delaroche.
Mais ce n’est pas ça. Entrant dans l’atelier de Couture, Manet déclare, selon des propos rapportés par Antonin Proust :
« Je ne sais pas pourquoi je suis ici [dans l’atelier de Couture]. Tout ce que nous avons sous les yeux est ridicule. La lumière est fausse, les ombres sont fausses. Quand j’arrive à l’atelier, il me semble que j’entre dans une tombe. »

Manifestement, l’art vivant est ailleurs. Manet ira le trouver auprès des maîtres anciens.

Dans sa jeunesse, Manet a déjà beaucoup fréquenté le Louvre, qui est déjà un des plus grands musées du monde. Dès l’année de son entrée chez Couture, Manet s’inscrit comme copiste au Louvre.
Il a également connu la galerie espagnole, qui rassemblait de nombreuses toiles des maîtres hispaniques et que la République restituerait bêtement à Louis-Philippe en 1849.

Avec les années 1850, Manet débute un circuit à travers l’Europe où il prend connaissance de la plupart des grands musées et œuvres d’église ou autres.
Comme le souligne Peter Meller, « Manet et Degas furent peut-être les derniers grands artistes pour lesquels de longues périodes passées en Italie à étudier les œuvres d’art eurent un rôle déterminant dans leur formation. Le travail du jeune Manet jusque 1865 dérive directement de cette expérience et les maîtres anciens ne cessèrent jamais d’être importants pour lui. »[2]

Notons que Peter Meller, travaillant sur les carnets de croquis réalisés principalement en Italie,  oublie de parler des Pays-Bas, de l’Espagne, de la France...

A Paris, au Louvre, ou lors de ses voyages, Manet dessine d’après les Maîtres et réalise des copies.
On peut ainsi suivre la trace de ses voyages.

1852 : Voyage en Hollande. Visite du Rijksmuseum d’Amsterdam (son nom figure sur le registre du musée : 19 juillet)
  La Leçon d’anatomie, d’après Rembrandt (La Haye) – 1852 ?

1853 : Voyage en Allemagne et en Autriche : Cassel, Dresde, Prague, Vienne et Munich... Peut-être à Berlin.

1853 : Voyage en Italie avec son frère Eugène. Septembre à Venise, rencontre Émile Ollivier à qui il sert de guide. Octobre à Florence. Départ présumé pour Rome.

1857 : Nouveau voyage en Italie : copie les fresques d’Andrea del Sarto au cloître de l’Annunziata de Florence (demande d’autorisation pour les copies). A Rome, Pise, Mantoue et Pérouse, au moins.

La Vénus d’Urbin, d’après Titien (Offices, Florence) – 1857 ?

1858 : S’inscrit sur le registre des Estampes de la Bibliothèque impériale (Bibliothèque nationale).

1860 : Exposition, chez Martinet, de « Tableaux et de dessins de l’école française, principalement du xviiie siècle tirés de collections d’amateurs ». Organisée par Philippe Burty (qui préfacera le catalogue de la première vente impressionniste, à Drouot, en 1875).
23 Chardin ; 11 Watteau ; 28 Fragonard ; 10 pastels de Quentin de La Tour ; 17 Boucher ; 20 Greuze ; 6 Largillière, etc.

1863 : Voyage d’un mois en Hollande, où Manet épouse Suzanne Leenhoff, à Zalt-Bommel.

1865 : Voyage en Espagne : Burgos, Valladolid, Tolède, Madrid.

1868 : Court séjour à Londres (début juillet).

1869 : Legs La Caze au Louvre. Avec ce legs, c’est tout le xviiie siècle qui va entrer au Louvre. La Caze était réputé accueillant : il est possible que Manet ait visité cette collection avant cette date.

1872 : Nouveau séjour en Hollande. Visite le musée Frans Hals à Haarlem et le Rijksmuseum, à Amsterdam.

1874 : Séjour à Venise.

Durant ses voyages, Manet réalise de nombreux croquis d’après les maîtres. Les noms les plus récurrents sont les suivants : Andrea del Sarto, Raphaël, Ghirlandaio, Fra Angelico, Fra Bartolomeo, Luca della Robbia, Giorgione, Domenichino, Corrège, Franciabigio, Pérugin...

Principalement des artistes florentins ou des artistes dont les œuvres ont été vues par Manet à Florence.
Cela s’explique : les carnets de croquis de Manet ont été démembrés et dispersés ; sans doute de nombreux dessins de lui ne sont pas parvenus jusqu’à nous.

Manet réalise également de nombreuses copies de tableaux, au Louvre ou lors de ses voyages :

Rembrandt, La Leçon d’anatomie (La Haye) – 1852 ?
Titien, Vierge au lapin (Louvre) – ?
Titien, Vénus du Pardo (Louvre) – ?
Delacroix, Barque de Dante (musée du Luxembourg) – 1854.
Tintoret, Autoportrait (Louvre) – 1854.
Titien, La Vénus d’Urbin (Offices, Florence) – 1857 ?
Liuppi, Tête de jeune homme (Offices, Florence) – 1857 ?
Brouwer, Fumeur (Louvre) – 1858 ?
Vélasquez (attr.), Les petits cavaliers (Louvre) – 1859.

Les petits cavaliers, d’après attr. Vélasquez (Louvre) – 1859

Autres copies évoquées par des contemporains de Manet ou mentionnées dans les registres du Louvre, mais aujourd’hui perdues :

Boucher, Bain de Diane (Louvre) – 1852.
Véronèse, Noces de Cana (Louvre) – ?
Titien, Concert champêtre (Louvre) – ?
Murillon, Jeune mendiant – ?
Vélasquez (attr.), Don Pedro Moscoso de Altamira (Louvre) – 1851 ?
Rubens, Portrait d’Hélène Fourment et ses enfants (Louvre) –  1857.

Dans les années 1870, Manet accompagnera Gambetta dans le cabinet de Ronchaud, alors directeur du Louvre. Il y feuillette un recueil contenant des dessins de Filippo Lippi, Botticelli, Pérugin, Mantegna et Carpaccio. En sortant, il déclare à Gambetta :
« Je vous dois d’avoir passé une des plus délicieuses matinées de ma vie. Il me semblait que j’étais avec eux tout en étant avec vous. »[3]
Comment douter que Manet était continuellement « avec eux », avec les grands artistes qui l’inspiraient et avec lesquels il ne cessait de discuter. Et cela dès ses premières visites au Louvre, dès ses premiers voyages en Hollande ou en Italie.

Cette connaissance de l’art du passé, Manet n’est pas le seul à l’avoir. D’autres peintres ont visité les grands musées du monde et étudié les grands maîtres. Mais peut-être Manet s’en sert-il autrement.
Comprendre comment Manet se sert de l’art des maîtres anciens, c’est comprendre comment il le voit, le regarde, dialogue avec lui.
Pour cela, on peut se pencher sur l’élaboration de deux tableaux de Manet étudiés par Juliet Wilson-Bareau dont je reprends ici les analyses[4].



   Le Jambon – 1868 ? – 1877-1880                   Radiographie du Jambon       












Le Jambon d’Anne Vallayer-Coster - 1787

Que nous dévoile cette radiographie ?
Le tableau comportait certains éléments qui ont ensuite disparu : fruit rond au bout du couteau, objet au fond à droite.
Le plat sur lequel repose le jambon a été remanié : perspective incorrecte (Daniel Arasse en conclurait que l’art de Manet est cosa mentale. Pas de naturalisme)
La toile a été découpée : objet au fond dépasse le cadre actuel.
Manet a refait un fond : même fond que La Dame aux éventails, Portrait de Mallarmé, Nana.

Manet part d’une nature morte comme on en trouve tant d’exemples dans la peinture, notamment hollandaise, ou comme cette Nature morte au jambon de Anne Vallayer-Coster, 1787.

Dans un second temps, il la remanie. Il la recadre. Supprime les éléments qu’il juge secondaires.
En donne une présentation frontale, rapprochée. Frontalité encore accentuée par le fond plat que peint Manet.
Simplification, réduction.
Manet travaille sur la puissance de sa figure. Avec ces modifications, celle-ci acquiert plus de force, de présence.

Une évolution similaire anime la création du Déjeuner sur l’herbe (exposé en 1863 – Orsay).

On sait aujourd’hui (mais il est intéressant de noter que cela n’a pratiquement pas été relevé du vivant de Manet) que le groupe de figures est basé sur un groupe de dieux et déesses présent dans la gravure que Marcantonio Raimondi a exécuté d’après Le Jugement de Pâris, de Raphaël.

On sait aussi que Manet, peignant Le déjeuner sur l’herbe, pensait à un autre tableau : Le Concert champêtre de Titien (autrefois Giorgione), qu’il avait copié au Louvre.
Antonin Proust rapporte :
« Quand nous étions à l’atelier [de Couture], j’ai copié les femmes de Giorgione, les femmes avec les musiciens. Il est noir ce tableau. Les fonds ont repoussé. Je veux refaire cela et le faire dans la transparence de l’atmosphère, avec des personnages comme ceux que nous voyons là-bas. »

Manet s’inspire donc de Raphaël, tout en pensant à Titien lorsqu’il compose son Déjeuner.
La radiographie du Déjeuner sur l’herbe est difficile à lire, mais on peut se fier à l’œil exercé de Juliet Wilson-Bareau. Que nous dit cette radiographie ?

Les arbres sur la gauche ont été ajoutés tardivement. Avant, le tableau s’ouvrait sur la gauche dans la profondeur pour laisser apparaître un paysage arcadien qui semble s’inspirer directement d’une autre œuvre de Titien également au Louvre, La Vénus du Pardo.

Manet fait disparaître ce paysage en plantant des arbres sur la gauche de sa composition. Comme pour le Jambon, Manet resserre donc sa composition et en accentue la frontalité.

Un chien derrière le premier nu féminin (comme chez Titien). Qui disparaît ensuite.
Surtout, on voit que Manet avait d’abord peint son nu sur un simple drapé, telle une nymphe ou telle autre figure mythologique. Mais dans un deuxième temps, le peintre ajoute les habits de femmes qui se trouvent à gauche du personnage posé par Victorine Meurent. La nymphe, la déesse devient ainsi une femme, ou pour mieux dire, elle devient Victorine Meurent, modèle de Manet.

De cette connaissance de l’élaboration du Déjeuner et des pensées qui sous-tendent ce travail du peintre, on peut déjà noter, comme le fait Juliet Wilson-Bareau :
« On a récemment eu tendance à voir, dans les nus du début, des représentations de la sexualité de l’époque, et à leur appliquer des termes de domination, de classe et d’argent. Cependant, devant les tableaux, on peut ressentir une toute autre impression. Les premiers nus et les études d’hommes ou de femmes, prostituées ou vagabonds, artistes et “actrices”, peuvent aussi être perçus comme l’expression d’un dialogue ouvert, d’une sociabilité là où certains n’ont vu qu’une confrontation froide et provocatrice. Dans le Déjeuner sur l’herbe, les personnages expriment plus une relation calme et amicale, suggérée par leurs sources classiques, que l’immoralité d’une situation identique évoquée dans tant de gravures populaires. »[5] (Je souligne).


En d’autres termes, la connaissance et la reconnaissance des sources classiques sont indispensables pour comprendre Manet. Il faut placer Manet dans la perspective de toute l’histoire de l’art, sans quoi on tombe à côté, et on fait une lecture sociologique de son œuvre.

Mais ces analyses nous apportent d’autres informations.
Que fait Manet avec ces deux tableaux (Jambon, Déjeuner) ? Il part d’une représentation qu’on peut dire académique, qui reprend fidèlement les motifs lui servant de support (pour le Déjeuner : Titien et Raphaël). Puis, au fur et à mesure que son travail avance, Manet se détache de ses modèles. Ou plutôt, il trouve sa propre liberté vis-à-vis d’eux.
Ainsi, la figure féminine du premier plan apparaît d’abord idéalisée en figure mythologique – et on pourrait dire en figure académique – avant d’être modifiée pour trouver une allure contemporaine, plus proche de Manet.

Ces exemples montrent très explicitement comment, dès ses débuts, Manet assimile progressivement l’œuvre des maîtres du passé tout au long de l’élaboration de son tableau.
Par la suite, les emprunts, les références, les clins d’œil ne manqueront pas. Ils montrent à quel point Manet ne cesse de dialoguer avec ce qu’on pourrait appeler les Classiques.
On peut ainsi parcourir l’œuvre de Manet sous les regards de quelques-unes de ces influences majeures.

ITALIE

                     
                         
  Manet – Mme Brunet                                             Titien – L’homme au gant

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Christ aux anges // Del Sarto, Christ de pitié
*

               


       Manet – Portrait d’Astruc                                        Titien – La Vénus d’Urbain

*
Déjeuner (dit dans l’atelier) // Titien, Pèlerins d’Emmaüs
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Christ aux outrages // Titien, Couronnement d’épines
(Mais aussi Van Dyck et d’autres... : montre que les sources sont assimilées, ingurgitées...)
Envoi en même temps qu’Olympia. Connaît l’anecdote rapportée par Charles Blanc : Titien présentant à Charles Quint à la fois un nu féminin et une scène religieuse.
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ESPAGNE

 

Manet – Victorine Meurent en espada // Goya – Scène de corrida n°5


*
Vieux musicien // Vélasquez, Triomphe de Bacchus + Ménipe (et Watteau)
*
Portrait de Zola // Vélasquez, Triomphe de Bacchus (Tableau-manifeste)
* 


Manet – Acteur tragique // Vélasquez – Pablo de Valladolid


                 Manet – L’enterrement                             Greco – Vue de Tolède


HOLLANDE ET FLANDRES

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Pèche // Rubens : Arc en ciel ET Parc du château de Steen
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Port de Bordeaux // Hals, Cortège des officiers et sous-officiers du corps des archers
 de Saint-Georges (Haarlem, Hals Museum)
Manet sort alors de quatre mois de siège pendant lesquels il a servi dans la Garde nationale.
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Bon Bock // Hals, Joyeux buveur (Amsterdam, Rijksmuseum)
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FRANCE

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Le chat d’Olympia // Celui de La Raie de Chardin
Et bien sûr Titien, Vénus d’Urbin ; Goya, Maja desnuda
*

 

Manet – Le Petit Lange                  Watteau – Gilles

Le Gilles de Watteau traverse la peinture de Manet d’un bout à l’autre, du Petit Lange au Bar au Folies-bergères en passant par le Vieux musicien.
A propos de La Dame aux éventails, Manet déclare avoir fait une « figure de fantaisie », ce qui est une référence aux portraits du même nom de Fragonard, Marie-Madeleine Guimard, par exemple.

        Manet – Nina de Caillas                       Fragonard – La Guimard



 

    Manet – Bulle de savon                          Chardin – Bulle de savon

Manet a manifestement Chardin à l’esprit quand il réalise plusieurs de ses tableaux :
(Manet + Chardin) : Bulle de Savon ; Lapin ; Brioche.

Watteau encore :
*
Polichinelle // Watteau, L’indifférent
*

 


Manet – Les hirondelles       Watteau, trois crayons ET Plaisirs d’amour







De quoi tout cela témoigne-t-il ? Revenons au Déjeuner sur l’herbe.
On a vu qu’en récrivant le tableau à sa manière, Manet fait passer le nu du premier plan du statut de déesse à celui de... femme.

Je pense que Manet faisait le même constat devant Titien que, quelques années plus tôt, Stendhal devant les déesses de Raphaël.

« Pour peu qu’on ouvre les yeux, disait en substance Stendhal devant les femmes peintes par Raphaël, on voit bien qu’elles ont été posées par la boulangère du coin... »

Manet comprend donc la proximité du peintre et de son modèle – modèle vivant ou non. Il en fait l’expérience concrète. Cette proximité, c’est ce que tous les grands peintres du xixe siècle n’ont cessé de revendiquer contre l’art académique de leur temps. Manet comme Monet, Pissarro, Renoir ou Cézanne évoque la « sensation ». Un tableau est réussi quand la « sensation » y est.

Par ce geste, Manet se familiarise – dans tous les sens du terme – avec l’art des maîtres anciens. Il peut dès lors dialoguer librement avec cette peinture, selon le dialogue continu, sur toute la durée de sa production, comme nous venons de le voir.

N’est-ce pas là ce qu’entend souligner Georges Bataille lorsqu’il écrit : « Le premier, Manet s’écarta résolument des principes de la peinture conventionnelle, représentant ce qu’il voyait et non ce qu’il aurait dû voir. »
Cela vaut aussi pour l’art du passé. Manet voit Titien quand d’autres ne voient plus dans ces tableaux que des conventions.
Pour continuer avec Bataille : Manet ne nie pas « les formes vides du passé, mais leur survivance vide. »

Ce que confirme de son côté le peintre Georges Rouault, lorsqu’il écrit à un proche, évoquant  « Cézanne, Monet, Renoir, Degas et tutti quanti » :
Rouault écrit : « Il est essentiel parfois qu’un souffle nouveau vivifie renouvelle ou condamne les vieilles routines prétendues classiques quand elles ne sont en fait qu’académiques au plus … »

C’est sous cet angle qu’il faut entendre la déclaration de Manet :
« Et les Femmes sur la jetée de Boulogne, qu’on me cite une œuvre plus sincère, plus dégagée de convention, plus saisie sur le vif ! » (Antonin Proust)
Où il faut retenir :
« Dégagée de convention » : loin de tout académisme.
« Saisie sur le vif » : vivant (opposé à l’art mort de l’Académie, à la « tombe » de l’atelier Couture).

Ce mouvement pour se dégager des conventions, comme Manet le dit, le peintre ne va-t-il pas le chercher en se tournant vers les maîtres anciens ?

On peut penser que c’est ce que suggère l’écrivain Marcel Proust. Marcelin Pleynet en fait la démonstration en offrant une lecture pertinente de la Recherche qui met l’accent sur l’association, établie par Proust, « d’une sensibilité moderne avec une culture classique. »[6]
Pleynet souligne déjà la présence du personnage d’Elstir, peintre ayant beaucoup de points communs avec Manet.

Puis, il cite un passage de La Prisonnière où le narrateur se livre à cette réflexion :
« L’émotion dont je me sentais saisi, en apercevant la fille d’un marchand de vin à sa caisse ou une blanchisseuse causant dans la rue, était l’émotion qu’on a à reconnaître des déesses. Depuis que l’Olympe n’existe plus, ses habitants vivent sur terre. »

Le narrateur de la Recherche poursuit, en pensant à Manet et Olympia :
« Et quand, faisant un tableau mythologique, les peintres ont fait poser pour Vénus ou Cérès des filles du peuple exerçant les plus vulgaires métiers, bien loin de commettre un sacrilège, ils n’ont fait que leur ajouter, que leur rendre la qualité, les attributs divers dont elles étaient dépouillées. »


Ces considérations trouvent en quelque sorte leur application dans un autre passage de La Prisonnière. Le narrateur tente de téléphoner, mais la ligne est occupée. Il attend en se livrant à cette réflexion :
« ...je me demandais comment, puisque tant de peintres cherchent à renouveler les portraits féminins du xviiie siècle, où l’ingénieuse mise en scène est un prétexte aux expressions de l’attente, de la bouderie, de l’intérêt, de la rêverie, comment aucun de nos modernes Boucher et ceux que Saniette appelait les Watteau à vapeur ne peignit, au lieu de La Lettre et du Clavecin, etc. cette scène qui pourrait s’appeler Devant le téléphone, et où naîtrait si spontanément sur les lèvres de l’écouteuse un sourire d’autant plus vrai qu’il sait n’être pas vu. »

On l’aura compris : pour Marcel Proust, la poésie est là, tout près de nous et sous nos yeux. Et c’est en ce tournant vers les maîtres anciens que le narrateur de la Recherche le comprend.

N’est-ce pas là aussi le cheminement de Manet ? Manet qui comprends « combien nous sommes grands et poétiques dans nos cravates et bottes vernies », pour emprunter l’expression de Baudelaire, combien, « saisie sur le vif », la fille d’un marchand de vin devient une déesse, en allant côtoyer Watteau, Titien ou Vélasquez...

C’est pour cela, aussi, que Degas peut affirmer à George Moore qui lui disait : « vous autres, peintres révolutionnaires...  – Révolutionnaires ! ne dites pas cela. Nous sommes la tradition, on ne saurait trop le dire. Et peut-être le Titien me dirait-il quelques mots, avant de monter sur sa gondole. »[7]

Samuel Rodary – Avril 2013

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Manet à Venise

Manet – Ritorno a Venezia
24 avril – 18 août 2013 / Palazzo Ducale - Venezia

« La peinture de Manet n'a été que peu montrée en Italie de façon significative, et jamais à Venise. Cette exposition vient ainsi combler une lacune en revenant sur les sources italiennes de l'artiste, sur l'impact artistique de ses voyages dans la péninsule et sur sa volonté constante de se confronter aux maîtres transalpins. Il s'agit également de comprendre les raisons et les effets du "retour" de Manet à Venise en 1874, ville qu'il avait découverte vingt ans plus tôt. Que Manet ait ressenti le besoin de se rendre en Italie quelques mois après la première exposition impressionniste, à laquelle il avait refusé de participer, doit s'analyser au regard du nouveau contexte de la modernité parisienne. »
Stéphane Guégan – Musée d’Orsay




[1] Voir Samuel Rodary, « Courbet manebit », Ironie, n°135, décembre 2008-janvier 2009
[2] Peter Meller, « Manet in Italy : some newly identified sources for his early sketchbooks », The Burlington Magazine, vol. CXLIV, n°1187, pp. 68-110.
[3] Toutes les citations d’Antonin Proust sont tirées de son ouvrage : Édouard Manet. Souvenirs, L’Échoppe, 1988.
[4] Juliet Wilson-Bareau, « The Hidden Face of Manet. An investigation of the artist’s working processes », Exposition, Courtauld Institute Galleries, Londres, 23 avril-15 juin 1986, Burlington Magazine, avril 1986.
[5] Juliet Wilson-Bareau, Manet par lui-même, Atlas, 1991, p. 14.
[6] Marcelin Pleynet, « Regarder l’art moderne (la Recherche) », Les modernes et la tradition, Gallimard, Coll. L’Infini, 1990.
[7] Daniel Halévy, Degas parle, La Palatine, Paris-Genève, 1960, p. 40.

1 commentaire:

  1. Avis partagé avec l'auteur de cet article, petite confusion cependant sur la copie du fumeur (Brouwer) attribué aujourd'hui à Van Craesbeck . Le tableau n'a pu être copié au LOUVRE car le tableau appartenait à Louis LA CAZE dont le legs au Louvre est en 1869. La copie de MANET serait plutôt de 1857et la copie dite de Manet actuellement dans une collection privée en Italie serait très contestable.. . A suivre MERCI

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