mardi 16 juillet 2013

Ironie n°169 - Juillet Août Septembre 2013 - JEU I : Défense de l'ironie


Ironie         Ironie        Ironie
Interrogation Critique et Ludique n°169 – Juillet/Août/Septembre 2013
http://ironie.free.fr – ISSN 1285-8544
IRONIE : 51, rue Boussingault - 75013 Paris
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JEU
I
Défense de l’ironie

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Play with life

« The word “ludique”, in latin “ludo”, means “to jouer”, “to play”, which is things to live for.
You play chess and you kill, but you don’t kill much. People live after have been killed, you see.
In chess, but not in normal wars. It’s a peaceful thing, it’s a peaceful way of understanding life.
To play, play anything else, chess… but all games, all games, play with life. »

Marcel Duchamp

« Aucune époque vivante n’est partie d’une théorie : c’était d’abord un jeu, un conflit, un voyage. »

Guy Debord

« Quand j’ai rencontré Guy Debord en 1952 à Paris, il insistait toujours sur le mot ludique »

Conversation avec Jean-Michel Mension – 1997 – Café L’Assignat

« Jouer à avoir des intentions ne vous détournera pas de la belle gratuité de votre activité. »

Franz Hessel – Flâneries parisiennes (Traduction : Maël Renouard)

*
Vie merveilleuse

« J’ai eu une vie absolument merveilleuse. »

Marcel Duchamp

*
L’art de vivre

« J’aurais voulu travailler, mais il y avait en moi un fond de paresse énorme.
J’aime mieux vivre, respirer, que travailler. Donc, si vous voulez, mon art serait de vivre. »

Marcel Duchamp

*
Ne travaillez jamais

« Je n’ai pas envie de travailler ou de faire quelque chose. Je suis très bien.
Je trouve que la vie est tellement belle lorsqu’on n’a rien à faire…
Du moins à travailler j’entends.
Même la peinture, les questions d’art ne m’intéressent absolument plus.
Le travail pour vivre est une imbécillité. »

Marcel Duchamp

*
Pêcheur de perles

« Renouons la chaîne régulière avec les temps passés ; la poésie est la géométrie par excellence. »

Lautréamont

« L’avenir n’a été exploré que par des charlatans et c’est le passé qui demeure inexploré ! »

Marcel Duchamp

« Comme le pêcheur de perles qui va au fond de la mer, non pour l’excaver et l’amener à la lumière du jour, mais pour arracher dans la profondeur le riche et l’étrange, perles et coraux, et les porter, comme fragments, à la surface du jour, il plonge dans les profondeurs du passé, mais non pour le ranimer tel qu’il fut et contribuer au renouvellement d’époques mortes. Ce qui guide ce penser est la conviction que s’il est bien vrai que le vivant succombe aux ravages du temps, le processus de décomposition est simultanément processus de cristallisation ; que dans l’abri de la mer – l’élément lui-même non historique auquel doit retomber tout ce qui dans l’histoire est venu et devenu – naissent de nouvelles formes et configurations cristallisées qui, rendues invulnérables aux éléments, survivent et attendent seulement le pêcheur de perle qui les portera au jour : comme "éclats de pensée" ou bien aussi comme immortel Urphänomene. »

Hannah Arendt – Walter Benjamin 1892-1940 – 1971
Citation utilisée dans l’article 3 des statuts de l’association « Le club des Sous l’Eau » (2013)

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Improvisation

« Dès l’âge le plus tendre, il étonnait par la richesse de son improvisation. Il se gardait bien cependant d’en faire parade ; mais les quelques élus qui l’ont entendu improviser pendant des heures entières, de la manière la plus merveilleuse, sans jamais rappeler une phrase quelconque de n’importe quel compositeur, sans même toucher à aucune de ses propres œuvres, ne nous contrediront pas si nous avançons que ses plus belles compositions ne sont que des reflets et des échos de son improvisation. Cette inspiration spontanée était comme un torrent intarissable de matières précieuses en ébullition. De temps en temps, le maître en puisait quelques coupes pour les jeter dans son moule, et il s’est trouvé que ces coupes étaient remplies de perles et de rubis. »

Julian Fontana à propos de Frédéric Chopin

« Dans l’improvisation réside la force. Tous les coups décisifs seront portés de la main gauche. »

Walter Benjamin

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On the road

« Le pouvoir d’une route de campagne est autre, selon qu’on y marche, ou qu’on la survole en aéroplane. Et le pouvoir d’un texte est autre aussi, selon qu’on le lit ou qu’on le copie. Qui vole voit simplement la route se poursuivre à travers le paysage, elle se déroule pour lui selon les mêmes lois que le terrain qui l’entoure. Seul celui qui va sur la route apprend de son pouvoir, et comment de ce plat espace-là, qui n’est pour l’aviateur que la plaine s’étendant au loin, elle fait surgir à chacun de ses tournants des lointains, des belvédères, des clairières, des perspectives, comme l’ordre lancé par un commandant fait surgir les soldats d’un front. Seul le texte copié commande ainsi à l’âme de celui qui s’occupe de lui, tandis que le simple lecteur ne prend jamais connaissance des aperçus nouveaux de son intériorité, tels que les dégage le texte, cette route qui traverse la forêt primitive, intérieure, toujours plus dense : car le lecteur obéit au mouvement de son moi, dans l’espace libre de la rêverie, alors que le copiste l’assujettit à une discipline. Voilà pourquoi l’art chinois du copiste fut la garantie ultime d’une culture littéraire, et la copie une clé pour les énigmes de la Chine. »

Walter Benjamin – Sens unique (Traduction : Frédéric Joly) – 1928

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Pauvres vieilleries !

« Et combien nous sommes encore loin de voir à la pensée scientifique se joindre les facultés artistiques et la sagesse pratique de la vie, de voir se former un système organique supérieur par rapport auquel le savant, le médecin, l’artiste et le législateur, tels que nous les connaissons maintenant, apparaîtrait comme de pauvres vieilleries ! »

Nietzsche – Le Gai Savoir – Phrase relevée par Guy Debord dans ses fiches nomades
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L’air de rien

« L’activité littéraire véritable ne peut revendiquer se dérouler dans un cadre littéraire – cela est au contraire l’expression habituelle de sa stérilité. L’efficacité littéraire, si elle doit être remarquée, ne peut être le fruit que d’un échange pénétrant de l’action et de l’écriture ; dans les tracts, les brochures, les articles de magazine, sur les affiches, elle doit travailler les formes qui n’ont l’air de rien, qui correspondent mieux que l’exigeant geste universel du livre au crédit dont elle bénéficie dans les communautés laborieuses. Seul ce langage vif se montre efficient, à la hauteur du moment présent. »

Walter Benjamin – Sens unique (Traduction : Frédéric Joly) – 1928

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Gaieté

« Je n’appelle pas gaieté ce qui excite le rire ; mais un certain charme, un air agréable
qu’on peut donner à toutes sortes de sujets, même les plus sérieux. »

Jean de La Fontaine – Préface aux Fables

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Volupté du temps

« Qui son corps livre / Au train poursuivre / De volupté,
D’amours est yvre / De tousjours suyvre / Charnalité »

Guillaume Alexis – Grant Blason des Faulces Amours – XVe

« Si vous êtes malheureux, il ne faut pas le dire au lecteur. Gardez cela pour vous. »

Lautréamont

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Livres et putains

« I. On peut prendre au lit livres et putains. II. Livres et putains croisent le temps. Ils maîtrisent la nuit comme le jour, et le jour comme la nuit. III. Il n’y a personne pour voir que les minutes sont précieuses aux livres et aux putains. X. Livres et putains rajeunissent beaucoup. »

Walter Benjamin – Sens unique (Traduction : Frédéric Joly) – 1928

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Interrogation critique et ludique

« - Qu’est-ce que la parole ? – L’interprète de l’âme.
- Qu’est-ce que l’amitié ? - La similitude des âmes.
- Qu’est-ce que la foi ? - La certitude des choses ignorées et merveilleuses.
- Qu’est-ce qui est et n’est pas en même temps ? - Le néant.
- Comment peut-il être et ne pas être ? - Il est de nom et n’est pas de fait. »

Alcuin d’York – VIIIe

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Renaissance

« C’est par les débris des ouvrages des anciens que les arts ont repris naissance chez les modernes ; c’est par les moyens qu’ils employaient eux-mêmes qu’il faut chercher à faire revivre les anciens parmi nous, en les continuant. »

Ingres – Ecrits sur l’art

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Le plus européen de tous les biens

« Le plus européen de tous les biens : cette ironie plus ou moins lisible au moyen de laquelle la vie de l’individu revendique se dérouler sur un autre mode que l’existence de toute communauté où elle se trouve jetée. »

Walter Benjamin – Sens unique (Traduction : Frédéric Joly) – 1928
*
Esquisse d’une carte littéraire du monde par Guy Debord



Etats-Unis : E. Poe ; H. Melville ; Hemingway



France : Alcuin ; Table Ronde ; VILLON ; Charles d’Orléans ; MONTAIGNE ; La Boétie ; Montluc ; GONDI ; Pascal ; La Rochefoucauld ; BOSSUET ; Molière ; Montesquieu ; Saint-Simon ; Vauvenargues ; Diderot ; Saint-Just ; Chateaubriand ; STENDHAL ; Nerval ; Musset ; Baudelaire ; LAUTREAMONT ; Mallarmé ; Rimbaud ; Apollinaire ; Proust ; Breton
Angleterre : SHAKESPEARE ; SWIFT ; Sterne ; Th. de Quincey ; Coleridge ; W. Scott ; Lewis Carrol ; Stevenson ; A. Cravan ; (Joyce) ; Loewy
Allemagne : HEGEL ; MARX ; NOVALIS ; CLAUSEWITZ ; Heine ; Hölderlin ; Goethe ; Schiller ; Nietzsche ; Musil ; (Dada). Pologne : Cieskowski.
Roumanie : Tzara ; (Isou). Russie : Gogol ; Bakounine. Espagne et Portugal : CERVANTES ; Calderon ; Gracian ; (Camoens ; Pessoa).
Italie : DANTE ; MACHIAVEL ; Pétrarque ; Horace ; Suétone. Grèce : Homère ; Héraclite ; THUCYDIDE ; Hérodote ; Aristophane.
Chine : LI PO ; Tou Fou ; (mot illisible). Iran : OMAR KHAYAM.  Israël : ECCLESIASTE. Maroc : Ibn Battûta. Tunisie : Ibn Khaldoun.

Ironie n°168 - Mai Juin 2013 - Benoit Casas : L'ordre du jour


L’ordre du jour[1]

5 janvier
[   ]
prendre les mots à même la bouche
et les faire miroiter un moment
entre les doigts comme des bagues.
passons à l’ordre du jour.
programme d’une vie libre.
de la vitesse incorporée.
je fais durer l’élan.
[   ]

10 janvier
[   ]
parler change tout.
porter l’étincelle.
[   ]

21 janvier
[   ]
c’est un rapport de trame
de texte de tissu.
le je dont il s’agit
est peut-être innombrable
il n’y a nul besoin
de continuité du je
pour qu’il multiplie ses actes.
le temps viendra.
un plan de solitude.
[   ]

9 février
journal :
tout est équivalent :
une idée une joie une page.
une vie de papier.
illusion persistante.
innocence radieuse décidée.
ne pas la regarder pour
ne pas devenir amoureux.
parade attirante.
filet à papillons.
c’est le jet qui déclenche l’offensive.
presque en un souffle.
les bacchanales de la beauté.
[   ]

11 février
[   ]
écrire plus vite pour
prendre de vitesse la marée.
une impulsion du temps.
espoir pour les uns
terreur pour les autres.

16 février
livres lus choses vues.
conjonction de l’espace et du temps.
horreur des discussions.
cannibale du papier.
[   ]

1er mars
[   ]
j’aime le mot citron.
et la chose aussi.
le nom est le temps
de l’objet.

9 mars
tyrannie musicale.
torturé par le temps.
à nous de commencer.
se sait et se sent variations.
cherche pourtant le point fixe.
le plaisir de ne pas comprendre
ce qu’on lit.
il n’en faut pas davantage.
jardin des plantes.
pellicule de glace
sur un étang.
accepter la naissance.
saisir le meilleur de ce temps.
le maximum
de possibilités d’existence.
bave de nuages.

19 mars
[   ]
nous étions solidement enlacés.
je tenais l’existence
vraie.
constante de tension
qui se résout en sensations
rendues avec immédiation
absolue.
maintenant :
pour aboutir
à cet épanouissement
comme une volumineuse
pivoine.

23 mars
[   ]
de la contrainte
à son contraire.

12 avril
couper faire plus bref.
J’écris des raccourcis.
des possibles de langue.
des réponses du tac au tac.
raccourcir : le mot juste brutal
pas de conjonctions.
la littérature n’exprime pas
elle comprime.
flambée d’enthousiasme
et de travail
écrire traduire et lire
sont une seule et même chose.
il rompt le temps.
le grand circuit électrique des signes.
hors d’haleine et rapide.
me nommer non écrivain
ni non plus traducteur
mais lecteur.
[   ]

22 avril
tout est à
recommencer
manger
penser.
les troubadours
et les seins.
raison farouche.
ce paysage
trouvé
le plus intact
pas grand-chose
de plus beau.

3 mai
[   ]
c’est la tête qui écrit.
décider
de la première phrase
puis ne plus s’arrêter.
un éboulement
de prose.

11 mai
[   ]
ce que je recherche
dans un roman :
des curiosités
de phrases.

31 mai
la route de la solitude.
Syllabes fractionnées
par le souvenir.
percussions de consonnes.
je ne pouvais jamais lire
plus de deux ou trois pages
mon cœur battant si fort
qu’il me fallait poser le livre.
des bribes des déchets
des fragments.
ces deux pôles :
le mot révélateur
la rengaine le refrain.
cherche en toutes choses
à mettre le temps de ton côté.
[   ]

3 juin
au matin soleil déjà vif.
jour d’été précoce.
paysages destructifs.
renoncement.
regards remontent sa jupe.
et de suite.
chaque terme
est à sa place logique.
les grandes villes
spécialisent les plaisirs.
lieu de conflit entre
hasard et coup.

5 juin
[   ]
Fragonard : le plus hardi
et le plus sensuel.
vénération pour Greco.
par deux fois déchiré
devant l’un de ses tableaux.
estampes japonaises :
c’est ainsi que je veux écrire
avec autant d’espace
autour de peu de mots.

Benoit Casas, né en 69, lecteur :
« mes travaux sont des
victoires de détail »



[1] Nous tenons à remercier Benoit Casas de nous avoir permis de reprendre des extraits de son dernier livre, L’ordre du jour, paru en mai 2013 aux Editions du Seuil dans la collection Fiction & Cie. Nous avons choisi délibérément ces fragments dans les six premiers mois de l’année, de janvier à juin :
« L’ordre du jour est un journal, tenu méthodiquement sur une année entière, du 1er janvier au 31 décembre. Une année à la fois imaginaire et synthétique. Ce qui s’y passe, le désordre d’une vie, l’intensité des jours, s’y donne à travers un principe strict de composition.
Parce que L’ordre du jour est aussi une traversée de la bibliothèque. Le livre est construit à partir d’un immense corpus de phrases portant date, extraites de journaux, poèmes, lettres, d’auteurs multiples, écrites précisément le jour où elles sont réutilisées (le texte du 1er janvier est entièrement composé de phrases écrites un 1er janvier, et ainsi de suite).
Mais de ce corpus hétéroclite et foisonnant n’est repris que ce qui coïncide étonnamment avec la vie de l’auteur. Le lecteur fait alors l’expérience d’une « étrangeté » de l’autobiographie. Traversé par les éléments, les rêves, les paysages, les voyages, les rencontres, L’ordre du jour est la saisie d’une vie en éclats, qui s’y dit, au jour le jour, par les mots des autres de tous temps. De la méthode surgit alors une vérité inattendue. »

Ironie n°168 - Mai Juin 2013 - Jean-Paul Fargier : Voyage au centre des images


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Interrogation Critique et Ludique n°168 – Mai/Juin 2013
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JOURNAL DE VOYAGE AU CENTRE DES IMAGES[1]


Cependant j’arrivais du côté de ma propre histoire. Cela m’était signalé par la tentative de me situer à la périphérie d’un cercle qui serait passé par « nous tous ».
Je pensais que si j’arrivais au tissu qui nous composait, je saurais en même temps ce qui le maintient, le nourrit, l’anime – quelque chose devant malgré tout disparaître au moment de la réponse juste, se jeter dans ce qui autrefois avait été appelé « mer » en criant.
                                    Philippe Sollers
                                   Nombres (1968)


            J’aime dire je dans mes textes. Jamais je n’ai trouvé le moi forcément haïssable. Et toujours ridicules les périphrases du genre « l’auteur de ces lignes », « votre chroniqueur préféré », « celui qui signe ce texte »… Stendhal et son « miroir qu’on promène le long d’un chemin » avait raison : écrire c’est voyager. Et voyager est l’acte d’un sujet. Le miroir baladeur ne renvoie pas uniquement l’image des paysages traversés, il reflète aussi celui qui le tient. Stendhal parlait du roman. On peut pratiquer l’essai, la critique, la théorie de façon romanesque.  C’est ce que j’ai sans doute cherché, sans forcément le savoir, en écrivant tous ces textes sur le cinéma, la télévision, la vidéo, que je donne depuis quarante ans aux journaux et revues qui en veulent bien. 
            En relisant les articles qui composent ce recueil, je me suis rendu compte qu’ils comportaient presque tous des embardées personnelles. Du moins ceux écrits après ma rupture avec Cinéthique et son style rigide, dogmatique, impersonnel, touillé dans le chaudron de la modernité du moment où mijotaient les carottes d’Althusser, les courgettes de Foucault, les agrumes de Derrida, les petits oignons de Barthes, le persil de Lacan, les aromates de Kristeva et les haricots coco de Sollers dans un bouillon pimenté de révolution culturelle chinoise, dont Tel Quel semblait le consommé le plus réussi. De Mao à « moa » : je ne suis pas le seul à m’être sauvé de l’enfer d’une pensée grégaire par le refus de l’anonymat. Ce fut un trait de l’époque. Un parcours obligé pour qui désirait continuer à être après avoir touché le fond d’un certain discours théorique. Dire « je » après l’expérience d’une écriture péremptoire, bardée de certitudes objectives, débitées en forme de « thèses de base » à coups de syllogismes irréfutables, devenait une nécessité thérapeutique… pour l’écriture même.

           
Changer de style, ne se fait pas sur un coup de tête, un beau matin. L’adoption de nouvelles règles d’analyse, d’un nouveau rythme d’exposition, d’un autre ton dans l’affirmation, d’un doigté différent dans la négation reflète à coup sûr un revirement idéologique né d’une expérience décisive. Oui mais laquelle ? Quand, pour préparer ce livre, après avoir choisi un certain nombre de textes publiés dans Turbulences vidéo, Vertigo, art press ou les Cahiers du Cinéma, je me suis replongé dans les numéros de Cinéthique afin d’en extraire, à la demande des éditeurs (qui ne s’appellent pas de l’incidence pour rien), quelques articles exemplaires, je me suis trouvé devant un abîme. Comment ai-je pu écrire ceci ? Et surtout, comment ayant écrit ceci, me suis-je mis à bricoler (joyeusement) cela ? Du sinistre au ludique, il n’y avait qu’un pas ? Non, beaucoup. Ma longue marche dura trois ans.

Entre Cinéthique (que je quitte en mars 74) et les Cahiers du Cinéma (où j’entre en novembre 77) je suis où, je fais quoi ? Je fais de la vidéo (militante), et surtout j’écris un roman,  Atteinte à la fiction de l’Etat, que Gallimard publie en avril 78.  Voilà, c’est aussi simple que ça : après ce roman, qui n’aura pas de suite, même si j’en ai imaginé plusieurs, j’ai continué pour ainsi dire dans le même registre mais ailleurs, important le tempo de la fiction dans mes écrits critiques. Dans mon premier article aux Cahiers, Histoires d’U, je me mets en scène sortant d’un cinéma et déambulant sur les boulevards en proie à mes réflexions, décrivant le spectacle de la rue en contre point des analyses que m’inspire le film que je viens de voir. C’est très polémique et subjectivement risqué, je ne m’abrite pas derrière des formules impersonnelles, je signe mes flèches en même temps que je les aiguise. Quelques mois plus tard, avec La vidéo n’a pas d’arêtes, qui inaugure une chronique sur la vidéo que Serge Daney m’a demandé de tenir (« puisque tu fais de la vidéo, parles en »), je m’amuse à faire jacter les poissons des aquariums de Nam June Paik exposés  au Centre Pompidou. Irradiés par le phosphore des écrans cathodiques, ils ont muté et  sont devenus conscients, capables de s’approprier les pensées des visiteurs qui les dévisagent, dont l’un est l’auteur du Système des objets. « Je » deviens un poisson qui fait du Baudrillard. Ces deux textes ne figurent pas dans ce recueil mais je les mentionne parce qu’ils éclairent incidemment les origines de la rupture dans ma façon de parler des images. Comme si, moi aussi, irradié par la vidéo et le roman, j’avais muté. Promeneur pensif ou poisson bavard, peu importe, je n’étais plus en tous cas un perroquet pérorant des formules apprises. 

Ecrire sur le cinéma et la vidéo, dès lors, sera comme tenir un journal. Un journal de voyage. Chaque film, chaque œuvre, est une expédition : on y entre avec ses pensées du moment, on en revient avec des impressions subjectives. Voyage intérieur. Les souvenirs se mêlent aux notes prises sur le vif. On ne refoule rien, le texte accepte tout. Il faut juste trouver le biais pour rappeler telle rencontre avec Truffaut dans le quartier de son enfance, tel propos assassin de Sollers sur Paik formulé chez Paik même à New York, mes débuts au cinéclub de Nîmes, une visite clandestine à la villa de Malaparte à Capri, quels sont les noms de mes enfants et ce qu’ils m’enseignent, comment j’appris la mort de Barthes ou comment je filmai telle ou telle célébrité. Détails hasardeux logés dans une digression, un exergue, une note en bas de page. Plus central, plus daté : je passe des films que je vois aux films que je fais, des livres que je lis aux œuvres que je décris, analyse, relie à des créations inattendues en ces parages, avec l’ambition souvent de les inscrire dans une théorie.  Ma théorie.
Car le goût de la théorie ne m’a pas quitté lorsque j’ai rompu avec le style sévère de mes années Mao. Après la théorie comme science, j’ai découvert la théorie comme fiction. Construction subjective. Et c’est de cet horizon fictionnel que procèdent les bouffées autobiographiques dont j’émaille parfois mes textes. Ces anecdotes circonstancielles garantissent une visée non définitive, in progress. Et obligent à un certain ton. Parler d’une recherche en cours appelle le style d’un voyage au long cours.

 Vers quels continents ? En bravant quelles tempêtes ? En mouillant dans quelles îles ? En rompant les amarres avec le dogmatisme (néostalinien, s’il faut le nommer) pour voguer librement sous le vent de Mai 68,  je mets le cap sur de nouveaux objets théoriques. Ce n’est plus la définition du cinéma révolutionnaire prolétarien (garanti 100%) qui m’occupe. Ce qui m’obsède désormais c’est le travail de la vidéo comme producteur d’une nouvelle singularité filmique, radicalement différente de celle du cinéma et porteuse, par définition sinon par essence, de renversements idéologiques ; puis, lorsque je m’aperçois que la vidéo est l’instrument de la spécificité télévisuelle, c’est l’impact du Direct qui mobilise toutes mes attentions. Selon le schéma althussérien d’une structure à dominante, que je conserve en le mariant à la loi des interactions entre médias énoncée par Mac Luhan, la télévision devient le centre nerveux, la source d’énergie, de tous les arts au XXe siècle. Leur objet petit a (comme dirait Lacan). Point fixe de leurs pulsions et moteur de leur propulsion. Peu à peu j’élabore un système d’indices, de preuves, de renvois convergents vers une seule manifestation : l’effet tivi. Si je n’ai produit qu’un concept (tout théoricien doit en usiner), c’est bien celui là. Sa justesse se vérifie à son usage multiple : clé universelle, véritable passe partout, pour comprendre les révolutions formelles qui se multiplient depuis… Depuis quand (ou qui) exactement ?

L’effet tivi, ce déclic à double détente, mêlant instantanéité (de l’image) et simultanéité (avec le réel), je traque son extension à longueur de textes aussi bien dans le temps que dans l’espace. Dans le temps, il s’agira de reculer toujours plus loin ses signes avant coureurs, ses premiers frémissements, son éclosion, jusqu’à décréter, au terme d’une pirouette technique, l’antériorité de l’apparition de la télévision sur le cinéma. Dans l’espace (des œuvres), en partant de l’art vidéo où cet effet est consanguin, patent, indubitable, je le débusque bientôt dans toute affirmation cinématographique de modernité : de Guitry à Pasolini, de Bresson à Tarantino, de Resnais à Kiarostami, pour ne citer que quelques indigènes de cette contrée immense qui prospèrent sous le soleil du « désir de télévision » et dont je dresse souvent en fin d’expédition une liste assez longue de noms dans le but d’étayer, de généraliser, les exemples que je viens d’étudier. Des noms, des cas reviennent plus que d’autres. Se répète en particulier la « scène primitive » qui légitime ce nouveau territoire : la visite de Godard à Renoir (« le patron ») sur le tournage du Testament du Docteur Cordelier, quelques mois avant la mise en route d’A bout de souffle.

Au delà du cinéma, les autres arts ne me semblent pas moins insensibles à la force gravitationnelle de l’attraction télévisuelle. C’est surtout à art press, revue d’arts contemporains traitant aussi bien de peinture que de littérature, de cinéma que de sculpture ou de philosophie, que je mets au point quelques passerelles, tressées d’effets tivi, entre Joyce et Godard, Sollers et Pollock, Kerouac et Dubuffet, Paik et les Corsino, Merce Cunningham et Bill Viola, Cage et Vostell, Dos Passos et Pollet… Plus tard, les invitations de Vertigo, me permettront d’étendre le champ de mes obsessions, de mettre à l’épreuve mes théories. La tribune que m’offre tous les trois mois Turbulences Vidéo, revue en ligne liée au festival Vidéoformes (Clermont-Ferrand), procure sans cesse de nouveaux objets (Garry Hill, Lydie Jean-Dit-Pannel, Marina Abramovic, etc.) à mon excitation polémique.


Si maintenant j’essaie de trouver une motivation commune à tous ces articles, écrits dans des circonstances bien différentes, à des époques plus ou moins proches, dans des supports les plus divers (revues, catalogues, journaux, lettres, hors série), le goût de la polémique l’emporte haut la main. Né dans l’après coup de mai 68, le désir d’en découdre habite tout ce que j’écris depuis ce moment jusqu’à aujourd’hui. La critique relève du duel, la théorie est un combat : dans une guerre sans cesse à recommencer contre les préjugés, les fausses valeurs, pour une jouissance esthétique sans entrave idéologique (et vice versa). Combat ludique pour la forme (il faut se faire plaisir), mais au fond sans merci (il doit y avoir des morts). Combat pour quoi ? Contre qui ? Qu’est-ce qui justifie une telle « rage de l’expression » (Ponge) ? La redéfinition du centre des images. Dans la vidéosphère, toute image gravite autour du Direct. Mais cette loi, que je formule ici pour la première fois aussi nettement, est loin d’être reconnue comme universelle par tous les acteurs du milieu. Il faut sans se lasser la rappeler, l’éclairer, l’exemplifier.

Chaque texte est un voyage vers le centre des images. Non pas une étape dans un voyage, mais le même voyage sans cesse recommencé. Essayant d’autres itinéraires pour parvenir au même port ; avec les mêmes instruments de navigation : la boussole de l’effet tivi, le sextant du ready made, les cartes du mélange des genres. Chaque texte refait le même voyage, parce que le centre à atteindre n’est pas un point fixe mais un espace en extension. Qui grandit à mesure qu’on y pénètre. On ne parvient jamais à l’embrasser en son entier. Heureusement ! Car le plaisir c’est de naviguer. D’être sûr que demain le voyage continue.

                                                                                                         Jean-Paul Fargier
                                                                                                           1er août 2010
  

Note d’un magnétoscopeur n°8 – 1980



[1] Ce texte constitue l’introduction du livre de Jean-Paul Fargier, CINE ET TV VONT EN VIDEO (AVIS DE TEMPÊTE), publié aux éditions De l’Incidence en 2010. Ce recueil reprend des textes de critiques des années 1970 jusqu’aux années 2000.