Le Portrait
d’Achille Emperaire par Cézanne
Une lecture[1]
Paul Cézanne, Portrait d’Achille Emperaire, Paris, musée d’Orsay
On est tout de suite saisi par une telle
œuvre : par ses dimensions bien sûr (deux mètres de haut), qui en font le
plus grand portrait peint par Cézanne[2], mais surtout par son caractère
visiblement provocateur. Voici qu’un petit bonhomme difforme est intronisé, on
ne sait s’il s’agit de se moquer de lui, ou de toute souveraineté, ou encore
des artistes qui s’aplatissent pour mieux élever les puissants de ce monde.
Cependant, le tableau reste ambigu car Achille Emperaire, malgré tout, homme
contrefait et artiste peu reconnu, au nom invraisemblable, y tient une position
éminente. On en rira peut-être, mais au moins sera-t-il vu, – ainsi en a
fougueusement décidé Cézanne, qui présente le tableau au jury du Salon de 1870,
et essuie bien sûr un refus. Mais cette décision se complique du fait que la
place occupée par le modèle est d’abord celle du père, qu’il faut sans doute écrire ici avec une majuscule :
Père. En effet, on a souvent rapproché ce tableau, avec raison, du Portrait
du père de l’artiste en train de lire « L’Événement » conservé à
Washington, à la National Gallery of Art, qui a été peint deux ou trois ans
auparavant, qui a presque exactement les mêmes dimensions[3], et où Louis-Auguste Cézanne apparaît
assis dans le même fauteuil. Sans qu’il soit possible de voir dans les deux
œuvres des pendants, leur facture étant très différente et la seconde dépourvue
de tout décor[4], une telle reprise, consciente
ou non, fait sens. L’ambiguïté est complète et joue à plusieurs niveaux : en
même temps que le père – l’homme qui a réussi dans les affaires, méfiant à
l’égard des artistes – se voit dépossédé de cet attribut symbolique du pouvoir
qu’est son fauteuil-trône, ce meuble confère à Achille Emperaire une dignité
remarquable, d’autant plus qu’il y paraît mieux installé, à son aise, le corps
bien calé contre le dossier, les bras bien appuyés sur les accoudoirs ; et
en même temps, l’« usurpateur » est un homme de petite taille, en
robe de chambre, caleçon et pantoufles, les pieds ridiculement posés sur une
chaufferette. Un roi peut-être, mais souffreteux et mélancolique, une main
ballante et le regard perdu : un roi dépossédé, lui aussi, ou déchu.
Ainsi, à la figure de l’homme d’action, plongé dans la réalité symbolisée par
le journal attentivement lu, s’est substituée celle de l’artiste, plongé dans
on ne sait quelle vaine songerie.
Paul Cézanne, Portrait du père de
l’artiste, Washington, National Gallery of Art
Dans le
tableau de Washington, tout renvoyait au peintre lui-même et à son
ambition : le journal L’Événement, où il espérait sans doute que
son ami Émile Zola, qui y écrivait[5], parlerait bientôt de lui ; et,
accrochée au mur derrière le fauteuil, l’une de ses œuvres, une petite nature
morte[6] à laquelle il aurait sans doute
aimé que son père accordât autant d’attention qu’à la lecture du journal.
Peut-être Louis-Auguste lirait-il un jour, dans L’Événement, un article
de Zola sur son fils Paul, et regarderait-il alors d’un autre œil le tableau
auquel il tournait le dos : telle a pu être pour le jeune peintre la
signification implicite de ce portrait, l’espoir d’une improbable
reconnaissance paternelle et donc l’allégeance, malgré tout, à la figure du
père. Or, dans le tableau du musée d’Orsay, peint deux ou trois ans plus tard,
si cette figure semble avoir été liquidée, quelque chose dans celle d’Achille
Emperaire suscite, au delà de la difformité du modèle, un sentiment de malaise.
L’homme y apparaît bien installé, on l’a dit, bien en place, et pourtant l’on
perçoit vaguement qu’il n’est pas à sa place, qu’il a pris la place d’un autre,
tout comme si l’ombre du père
« disparu » continuait, dans cette œuvre, à hanter le fils, – et l’on
perçoit cela, je crois, même si l’on ignore l’existence de l’autre tableau, de
ce toujours autre qu’est le Père. Le fond noir, irréel, sur lequel se détache
la figure, donne d’ailleurs à celle-ci un relief singulier, qui accroît cette
impression d’être en présence d’une image, d’une image mentale, sur l’autre
scène.
Il y a dans cette
œuvre une violence à peine rentrée, qui tout à la fois occulte et révèle l’acte
sacrilège d’avoir fait disparaître le père. Mais si Cézanne y donne une vision
sans complaisance, cruelle, presque caricaturale, d’Achille Emperaire – et n’a
pu ignorer ce qu’il faisait là : qu’il en faisait une image –, c’est qu’au
fond il ne s’agissait pas seulement de cet homme qui était son ami ; en ce
sens, le tableau n’est pas vraiment un portrait d’Achille Emperaire. Ou plutôt
il l’est aussi, mais uniquement dans la représentation du visage, ce qui achève
de troubler la perception de l’œuvre. Un visage dont la beauté et l’expression
singulières[7] furent sans doute à l’origine du tableau,
comme le suggèrent les deux grands dessins qu’il a inspirés à Cézanne[8]. On peut penser en effet que la « mise
en scène » de ce visage vint dans un second temps, et avec elle l’éviction
fantasmatique de la figure du père. Mais s’il n’est pas surprenant que le
peintre ait choisi la figure d’un homme de petite taille pour se libérer de la
grandeur paternelle, il y a lieu de s’étonner qu’il ne se soit pas inquiété du
fait que cet homme était non seulement un artiste qu’il admirait[9], mais surtout un ami. On aimerait d’ailleurs
savoir ce que celui-ci a bien pu penser du tableau, si tant est qu’il l’ait vu,
ce qui paraît tout de même très probable. Toutefois, cette indélicatesse – pour
ne pas dire cette muflerie – de Cézanne, se comprend peut-être mieux si l’on
envisage que, derrière la représentation de son ami, c’est lui-même qu’il
peignit : qu’Emperaire ne serait ici qu’un double de lui-même, et Cézanne,
en tant que fils, le véritable et « normal » usurpateur. Le caractère
vaguement grotesque du portrait aidant alors à faire passer, sur fond de
culpabilité, l’audace de l’attentat. Le fauteuil que le jeune peintre n’ose
peut-être pas occuper lui-même, il y installe son alter ego, comme pour rire,
comme dans une fête des fous. Une telle hypothèse d’assimilation peut se fonder
sur le témoignage de Joachim Gasquet, qui, d’une part, note par deux fois la
remarque que Cézanne lui fit un jour à propos d̓’Achille Emperaire :
« Il y a du Frenhofer en lui », et, d’autre part, reprend, en
l’adaptant un peu, l’anecdote rapportée par Émile Bernard où l’on voit Cézanne
se désigner lui-même comme l’incarnation de Frenhofer[10]. On retrouverait ainsi, avec le personnage
d’Achille Emperaire juché sur le siège paternel, ce mélange d’orgueil et de
timidité si caractéristique des réactions de Cézanne.
Reste qu’au
delà de cette violence sous-jacente, il y a dans l’exécution du visage du
modèle une tendresse réelle, mêlée à une nuance onirique déjà sensible dans le
dessin du musée de Bâle : Achille Emperaire regarde ailleurs, rêveusement,
comme si cette affaire ne le concernait en rien, et le fait est qu’elle ne le
concernait pas. Puis ce visage dit autre chose que le corps qu’il surmonte et
paraît ignorer. Cézanne a saisi cela, qui sauve presque entièrement l’image de
la dérision. Et il me semble que l’on a tort de ne rapprocher le tableau que du
grand portrait pompeux (et grotesque aussi, à sa façon) de Napoléon Ier peint
par Ingres en 1806[11].
En dépit de
la parenté des deux mots, derrière la représentation d’Emperaire, ce
n’est pas celle de l’Empereur que l’on se remémore, plutôt celle de
Tintoret âgé, dans le célèbre Autoportrait conservé au musée du Louvre,
que les deux amis, grands admirateurs de la peinture vénitienne, connaissaient
évidemment très bien, et dont Cézanne put voir une copie par Manet lors de la
visite qu’il rendit à celui-ci en 1866, ou, en mai
1867, quand Manet l’exposa avec deux autres copies dans son « exposition
particulière ». Il y fait d’ailleurs allusion, si l’on en croit Joachim
Gasquet : « Écoutez un peu », lui disait-il, « je ne puis
pas en parler [de Tintoret] sans trembler... Ses portraits, terribles, me l’ont
rendu familier... Celui que Manet a copié aux Offices et qui est au musée de
Dijon...[12] »
Cette
copie, aujourd’hui conservée au musée des Beaux-Arts de Dijon[13], porte, au-dessus de la tête de
Tintoret, l’inscription IACOBUS TENTORETUS PICT[or] (suit un mot coupé :
VEN, pour VENETIANUS, vénitien) qui rappelle exactement celle inscrite par Cézanne
en haut de son tableau : ACHILLE EMPERAIRE PEINTRE. Il y aurait ainsi, dans
cette œuvre décidément étrange et codée, un signe d’intelligence à l’adresse
d’Emperaire, qui, nous dit encore Gasquet, « détestait Delacroix qu’il
écrasait sous Tintoret[14] ». Un signe d’intelligence, presque
un clin d’œil et, au delà, une forme de compassion virile, sans faiblesse,
comme en suscite l’Autoportrait du vieux maître vénitien. Sans oublier,
bien sûr, un discret hommage à Manet, dont l’influence sur Cézanne est ici très
perceptible, ne serait-ce que dans la présentation frontale du modèle sur un
fond sombre uni.
Le Portrait
d’Achille Emperaire occupe une place importante dans la carrière de
Cézanne, en ce qu’il annonce la fin de sa période
« couillarde » : bientôt sa palette va s’éclaircir, sa touche
s’assagir et son intérêt se détourner des scènes violentes qu’il affectionnait
jusque-là. En fait, c’est la pose d’artiste provocateur que le jeune peintre
abandonne peu à peu au début des années 1870, et l’on peut croire qu’à cette
évolution n’est pas étrangère la mise à distance du père, à laquelle le tableau
aura assurément contribué.
Copie par Manet de l’Autoportrait de Tintoret conservé au Louvre
(Dijon, musée des Beaux-Arts)
Ceci étant, la carrière d’un grand
artiste n’est pas tout et l’on ne saurait oublier ici Achille Emperaire et le
rôle peu gratifiant que Cézanne lui fit jouer dans cette histoire de famille,
bien qu’il sût que son ami était « un très brave homme », comme il
l’écrira plus tard à Zola, « subissant l’écrasement des êtres et l’abandon
des habiles[15] ».
Mais Cézanne lui-même n’a pas complètement perdu de vue la personne qui se
tenait devant lui, - et la force de l’œuvre, la source de la fascination
qu’elle exerce, procèdent sans doute de cette présence inattendue, au milieu
d’une sorte d’enseigne[16],
d’un visage vrai, aucunement maltraité, et d’un regard. Pourtant cela n’a pas
suffi et le peintre, à un moment, a dû comprendre le caractère peu sympathique
de l’usage qu’il avait fait de l’apparence de son ami, et en concevoir quelque
culpabilité (comme il avait pu en concevoir à l’endroit de son père) : on
sait en effet qu’il songea à détruire le tableau et, ne l’ayant pas fait, qu’il
sut l’oublier pour de bon dans la boutique du Père Tanguy, où Émile Bernard
allait le découvrir.
Alain Madeleine-Perdrillat, septembre 2012
[1] Ce texte a paru une
première fois sur le site de la Galerie Alain Paire : http://www.galerie-alain-paire.com.
En décembre 2013, la Galerie Alain Paire
présentera une Exposition des œuvres d’Achille Emperaire.
[2] Par
comparaison, le grand portrait de la Femme à la cafetière (Paris, musée
d’Orsay) ne fait que 1,30 m de haut. La plupart des autres portraits peints par
Cézanne n’excèdent pas 1 mètre de haut.
[3] 198,5
x 119,3 cm (contre 200 x 120 cm pour le Portrait d’Achille Emperaire).
[4] Au jury du Salon de 1870, Cézanne
ne présente que le Portrait d’Achille Emperaire et un Nu féminin
aujourd’hui perdu.
[5] Notamment,
en avril-mai 1866, les articles qui constituent le recueil Mon salon, où
il est beaucoup question de Courbet et de Manet.
[6] Sucrier, poires et tasse bleue, huile sur toile, 30 x 41 cm, vers 1866 ; le tableau est
aujourd’hui à Aix-en-Provence, au musée Granet (dépôt du musée d’Orsay).
[7] On
cite toujours ces mots de Joachim Gasquet, qui fut l’ami d’Achille
Emperaire : « Un nain, mais une tête de cavalier magnifique, à la Van
Dyck [...] » (J. Gasquet, Cézanne, Grenoble, éditions Cynara, 1988,
p. 38 ; première édition à Paris, éditions Bernheim-Jeune, 1926).
[8] L’un
appartient aux collections d’arts graphiques du musée d’Orsay, conservées au
musée du Louvre (fusain et mine de plomb, 49,6 x 31,8 cm), l’autre, plus proche
du tableau, au Kunstmuseum de Bâle (fusain et mine de plomb, 43,2 x 31,9 cm).
Il existe aussi un petit portrait carré, à l’huile, daté des mêmes années, qui
ne montre que la tête d’Emperaire sous un autre angle (tableau vendu aux
enchères à New York, par la maison Christie’s, le 5 novembre 2002).
[9] C’est
probablement à Emperaire que Cézanne pense en écrivant à Gasquet, le 30 avril
1896 : « J’ai encore un brave ami de ce temps-là, eh bien, il n’est
pas arrivé, n’empêche qu’il était bougrement plus peintre que tous les
galvaudeux à médailles et à décorations que c’est à faire suer. »
(Cézanne, Correspondance, Nouvelle édition complète et définitive,
recueillie, annotée et préfacée par John Rewald, Paris, éditions Grasset, 1978,
p. 249).
[10] J.
Gasquet, Cézanne, op. cit., p.
39 et 67. Voici l’anecdote racontée par Émile Bernard : « Un soir que
je lui parlais du Chef-d’œuvre inconnu et de Frenhofer, le héros du
drame de Balzac, il se leva de table, se dressa devant moi et, frappant sa
poitrine avec son index, il s’accusa, sans un mot, mais par ce geste multiplié,
[d’être] le personnage même du roman. » (Texte repris dans Conversations
avec Cézanne, édition critique présentée par P. M. Doran, Paris, collection
Macula, 1978, p. 65). Et par Joachim Gasquet : « Frenhofer,
avoua-t-il un jour d’un geste muet en se désignant, un doigt sur la poitrine,
tandis que l’on parlait du Chef-d’œuvre inconnu devant lui, Frenhofer,
c’est moi. »
[12] J. Gasquet, Cézanne, op. cit., p. 174. Ce qui est étrange dans cette citation,
c’est que Cézanne semble croire que l’original de Tintoret serait au musée des
Offices, où Manet l’aurait copié lors de son premier voyage en Italie en 1853 ;
mais c’est sans doute une erreur de Gasquet. La copie du musée de Dijon (huile
sur toile, 61 x 51 cm) est signée « Manet d’après Tintoret », et
datée 1854.
[13] Huile
sur toile, 61 x 51 cm. Le tableau est signé (« Manet d’après
Tintoret ») et daté 1854. Il me semble qu’il y a aussi, dans le visage
d’Achille Emperaire peint par Cézanne, un souvenir diffus de la tête de Platon
imaginée par Juste de Gand et Pedro Berruguete pour le portrait de ce
philosophe destiné au studiolo de Frédéric de Montefeltre, à Urbino, et
conservé au musée du Louvre.
[14] J.
Gasquet, Cézanne, op. cit.,
p.39.
[15] Lettre
datant de l’été 1878 (dans Cézanne, Correspondance, op. cit., p. 171).
[16] Il
y a en effet dans l’œuvre quelque chose qui rappelle aussi le Gilles de
Watteau.