mercredi 16 janvier 2013

Ironie n°166 - Janvier 2013 Cézanne


Le Portrait d’Achille Emperaire par Cézanne
Une lecture[1]

Paul Cézanne, Portrait d’Achille Emperaire, Paris, musée d’Orsay

On est tout de suite saisi par une telle œuvre : par ses dimensions bien sûr (deux mètres de haut), qui en font le plus grand portrait peint par Cézanne[2], mais surtout par son caractère visiblement provocateur. Voici qu’un petit bonhomme difforme est intronisé, on ne sait s’il s’agit de se moquer de lui, ou de toute souveraineté, ou encore des artistes qui s’aplatissent pour mieux élever les puissants de ce monde. Cependant, le tableau reste ambigu car Achille Emperaire, malgré tout, homme contrefait et artiste peu reconnu, au nom invraisemblable, y tient une position éminente. On en rira peut-être, mais au moins sera-t-il vu, – ainsi en a fougueusement décidé Cézanne, qui présente le tableau au jury du Salon de 1870, et essuie bien sûr un refus. Mais cette décision se complique du fait que la place occupée par le modèle est d’abord celle du père, qu’il faut sans doute écrire ici avec une majuscule : Père. En effet, on a souvent rapproché ce tableau, avec raison, du Portrait du père de l’artiste en train de lire « L’Événement » conservé à Washington, à la National Gallery of Art, qui a été peint deux ou trois ans auparavant, qui a presque exactement les mêmes dimensions[3], et où Louis-Auguste Cézanne apparaît assis dans le même fauteuil. Sans qu’il soit possible de voir dans les deux œuvres des pendants, leur facture étant très différente et la seconde dépourvue de tout décor[4], une telle reprise, consciente ou non, fait sens. L’ambiguïté est complète et joue à plusieurs niveaux : en même temps que le père – l’homme qui a réussi dans les affaires, méfiant à l’égard des artistes – se voit dépossédé de cet attribut symbolique du pouvoir qu’est son fauteuil-trône, ce meuble confère à Achille Emperaire une dignité remarquable, d’autant plus qu’il y paraît mieux installé, à son aise, le corps bien calé contre le dossier, les bras bien appuyés sur les accoudoirs ; et en même temps, l’« usurpateur » est un homme de petite taille, en robe de chambre, caleçon et pantoufles, les pieds ridiculement posés sur une chaufferette. Un roi peut-être, mais souffreteux et mélancolique, une main ballante et le regard perdu : un roi dépossédé, lui aussi, ou déchu. Ainsi, à la figure de l’homme d’action, plongé dans la réalité symbolisée par le journal attentivement lu, s’est substituée celle de l’artiste, plongé dans on ne sait quelle vaine songerie.

Paul Cézanne, Portrait du père de l’artiste, Washington, National Gallery of Art
Dans le tableau de Washington, tout renvoyait au peintre lui-même et à son ambition : le journal L’Événement, où il espérait sans doute que son ami Émile Zola, qui y écrivait[5], parlerait bientôt de lui ; et, accrochée au mur derrière le fauteuil, l’une de ses œuvres, une petite nature morte[6] à laquelle il aurait sans doute aimé que son père accordât autant d’attention qu’à la lecture du journal. Peut-être Louis-Auguste lirait-il un jour, dans L’Événement, un article de Zola sur son fils Paul, et regarderait-il alors d’un autre œil le tableau auquel il tournait le dos : telle a pu être pour le jeune peintre la signification implicite de ce portrait, l’espoir d’une improbable reconnaissance paternelle et donc l’allégeance, malgré tout, à la figure du père. Or, dans le tableau du musée d’Orsay, peint deux ou trois ans plus tard, si cette figure semble avoir été liquidée, quelque chose dans celle d’Achille Emperaire suscite, au delà de la difformité du modèle, un sentiment de malaise. L’homme y apparaît bien installé, on l’a dit, bien en place, et pourtant l’on perçoit vaguement qu’il n’est pas à sa place, qu’il a pris la place d’un autre, tout  comme si l’ombre du père « disparu » continuait, dans cette œuvre, à hanter le fils, – et l’on perçoit cela, je crois, même si l’on ignore l’existence de l’autre tableau, de ce toujours autre qu’est le Père. Le fond noir, irréel, sur lequel se détache la figure, donne d’ailleurs à celle-ci un relief singulier, qui accroît cette impression d’être en présence d’une image, d’une image mentale, sur l’autre scène.
Il y a dans cette œuvre une violence à peine rentrée, qui tout à la fois occulte et révèle l’acte sacrilège d’avoir fait disparaître le père. Mais si Cézanne y donne une vision sans complaisance, cruelle, presque caricaturale, d’Achille Emperaire – et n’a pu ignorer ce qu’il faisait là : qu’il en faisait une image –, c’est qu’au fond il ne s’agissait pas seulement de cet homme qui était son ami ; en ce sens, le tableau n’est pas vraiment un portrait d’Achille Emperaire. Ou plutôt il l’est aussi, mais uniquement dans la représentation du visage, ce qui achève de troubler la perception de l’œuvre. Un visage dont la beauté et l’expression singulières[7] furent sans doute à l’origine du tableau, comme le suggèrent les deux grands dessins qu’il a inspirés à Cézanne[8]. On peut penser en effet que la « mise en scène » de ce visage vint dans un second temps, et avec elle l’éviction fantasmatique de la figure du père. Mais s’il n’est pas surprenant que le peintre ait choisi la figure d’un homme de petite taille pour se libérer de la grandeur paternelle, il y a lieu de s’étonner qu’il ne se soit pas inquiété du fait que cet homme était non seulement un artiste qu’il admirait[9], mais surtout un ami. On aimerait d’ailleurs savoir ce que celui-ci a bien pu penser du tableau, si tant est qu’il l’ait vu, ce qui paraît tout de même très probable. Toutefois, cette indélicatesse – pour ne pas dire cette muflerie – de Cézanne, se comprend peut-être mieux si l’on envisage que, derrière la représentation de son ami, c’est lui-même qu’il peignit : qu’Emperaire ne serait ici qu’un double de lui-même, et Cézanne, en tant que fils, le véritable et « normal » usurpateur. Le caractère vaguement grotesque du portrait aidant alors à faire passer, sur fond de culpabilité, l’audace de l’attentat. Le fauteuil que le jeune peintre n’ose peut-être pas occuper lui-même, il y installe son alter ego, comme pour rire, comme dans une fête des fous. Une telle hypothèse d’assimilation peut se fonder sur le témoignage de Joachim Gasquet, qui, d’une part, note par deux fois la remarque que Cézanne lui fit un jour à propos d̓’Achille Emperaire : « Il y a du Frenhofer en lui », et, d’autre part, reprend, en l’adaptant un peu, l’anecdote rapportée par Émile Bernard où l’on voit Cézanne se désigner lui-même comme l’incarnation de Frenhofer[10]. On retrouverait ainsi, avec le personnage d’Achille Emperaire juché sur le siège paternel, ce mélange d’orgueil et de timidité si caractéristique des réactions de Cézanne.

Reste qu’au delà de cette violence sous-jacente, il y a dans l’exécution du visage du modèle une tendresse réelle, mêlée à une nuance onirique déjà sensible dans le dessin du musée de Bâle : Achille Emperaire regarde ailleurs, rêveusement, comme si cette affaire ne le concernait en rien, et le fait est qu’elle ne le concernait pas. Puis ce visage dit autre chose que le corps qu’il surmonte et paraît ignorer. Cézanne a saisi cela, qui sauve presque entièrement l’image de la dérision. Et il me semble que l’on a tort de ne rapprocher le tableau que du grand portrait pompeux (et grotesque aussi, à sa façon) de Napoléon Ier peint par Ingres en 1806[11].
En dépit de la parenté des deux mots, derrière la représentation d’Emperaire, ce n’est pas celle de l’Empereur que l’on se remémore, plutôt celle de Tintoret âgé, dans le célèbre Autoportrait conservé au musée du Louvre, que les deux amis, grands admirateurs de la peinture vénitienne, connaissaient évidemment très bien, et dont Cézanne put voir une copie par Manet lors de la visite qu’il rendit à celui-ci en 1866, ou, en mai 1867, quand Manet l’exposa avec deux autres copies dans son « exposition particulière ». Il y fait d’ailleurs allusion, si l’on en croit Joachim Gasquet : « Écoutez un peu », lui disait-il, « je ne puis pas en parler [de Tintoret] sans trembler... Ses portraits, terribles, me l’ont rendu familier... Celui que Manet a copié aux Offices et qui est au musée de Dijon...[12] »
Cette copie, aujourd’hui conservée au musée des Beaux-Arts de Dijon[13], porte, au-dessus de la tête de Tintoret, l’inscription IACOBUS TENTORETUS PICT[or] (suit un mot coupé : VEN, pour VENETIANUS, vénitien) qui rappelle exactement celle inscrite par Cézanne en haut de son tableau : ACHILLE EMPERAIRE PEINTRE. Il y aurait ainsi, dans cette œuvre décidément étrange et codée, un signe d’intelligence à l’adresse d’Emperaire, qui, nous dit encore Gasquet, « détestait Delacroix qu’il écrasait sous Tintoret[14] ». Un signe d’intelligence, presque un clin d’œil et, au delà, une forme de compassion virile, sans faiblesse, comme en suscite l’Autoportrait du vieux maître vénitien. Sans oublier, bien sûr, un discret hommage à Manet, dont l’influence sur Cézanne est ici très perceptible, ne serait-ce que dans la présentation frontale du modèle sur un fond sombre uni.
Le Portrait d’Achille Emperaire occupe une place importante dans la carrière de Cézanne, en ce qu’il annonce la fin de sa période « couillarde » : bientôt sa palette va s’éclaircir, sa touche s’assagir et son intérêt se détourner des scènes violentes qu’il affectionnait jusque-là. En fait, c’est la pose d’artiste provocateur que le jeune peintre abandonne peu à peu au début des années 1870, et l’on peut croire qu’à cette évolution n’est pas étrangère la mise à distance du père, à laquelle le tableau aura assurément contribué.

 
Copie par Manet de l’Autoportrait de Tintoret conservé au Louvre (Dijon, musée des Beaux-Arts)

Ceci étant, la carrière d’un grand artiste n’est pas tout et l’on ne saurait oublier ici Achille Emperaire et le rôle peu gratifiant que Cézanne lui fit jouer dans cette histoire de famille, bien qu’il sût que son ami était « un très brave homme », comme il l’écrira plus tard à Zola, « subissant l’écrasement des êtres et l’abandon des habiles[15] ». Mais Cézanne lui-même n’a pas complètement perdu de vue la personne qui se tenait devant lui, - et la force de l’œuvre, la source de la fascination qu’elle exerce, procèdent sans doute de cette présence inattendue, au milieu d’une sorte d’enseigne[16], d’un visage vrai, aucunement maltraité, et d’un regard. Pourtant cela n’a pas suffi et le peintre, à un moment, a dû comprendre le caractère peu sympathique de l’usage qu’il avait fait de l’apparence de son ami, et en concevoir quelque culpabilité (comme il avait pu en concevoir à l’endroit de son père) : on sait en effet qu’il songea à détruire le tableau et, ne l’ayant pas fait, qu’il sut l’oublier pour de bon dans la boutique du Père Tanguy, où Émile Bernard allait le découvrir.

Alain Madeleine-Perdrillat, septembre 2012


[1] Ce texte a paru une première fois sur le site de la Galerie Alain Paire : http://www.galerie-alain-paire.com.
En décembre 2013, la Galerie Alain Paire présentera une Exposition des œuvres d’Achille Emperaire.
[2] Par comparaison, le grand portrait de la Femme à la cafetière (Paris, musée d’Orsay) ne fait que 1,30 m de haut. La plupart des autres portraits peints par Cézanne n’excèdent pas 1 mètre de haut.
[3] 198,5 x 119,3 cm (contre 200 x 120 cm pour le Portrait d’Achille Emperaire).
[4] Au jury du Salon de 1870, Cézanne ne présente que le Portrait d’Achille Emperaire et un Nu féminin aujourd’hui perdu.
[5] Notamment, en avril-mai 1866, les articles qui constituent le recueil Mon salon, où il est beaucoup question de Courbet et de Manet.
[6] Sucrier, poires et tasse bleue, huile sur toile, 30 x 41 cm, vers 1866 ; le tableau est aujourd’hui à Aix-en-Provence, au musée Granet (dépôt du musée d’Orsay).
[7] On cite toujours ces mots de Joachim Gasquet, qui fut l’ami d’Achille Emperaire : « Un nain, mais une tête de cavalier magnifique, à la Van Dyck [...] » (J. Gasquet, Cézanne, Grenoble, éditions Cynara, 1988, p. 38 ; première édition à Paris, éditions Bernheim-Jeune, 1926).
[8] L’un appartient aux collections d’arts graphiques du musée d’Orsay, conservées au musée du Louvre (fusain et mine de plomb, 49,6 x 31,8 cm), l’autre, plus proche du tableau, au Kunstmuseum de Bâle (fusain et mine de plomb, 43,2 x 31,9 cm). Il existe aussi un petit portrait carré, à l’huile, daté des mêmes années, qui ne montre que la tête d’Emperaire sous un autre angle (tableau vendu aux enchères à New York, par la maison Christie’s, le 5 novembre 2002).
[9] C’est probablement à Emperaire que Cézanne pense en écrivant à Gasquet, le 30 avril 1896 : « J’ai encore un brave ami de ce temps-là, eh bien, il n’est pas arrivé, n’empêche qu’il était bougrement plus peintre que tous les galvaudeux à médailles et à décorations que c’est à faire suer. » (Cézanne, Correspondance, Nouvelle édition complète et définitive, recueillie, annotée et préfacée par John Rewald, Paris, éditions Grasset, 1978, p. 249).
[10] J. Gasquet, Cézanne, op. cit., p. 39 et 67. Voici l’anecdote racontée par Émile Bernard : « Un soir que je lui parlais du Chef-d’œuvre inconnu et de Frenhofer, le héros du drame de Balzac, il se leva de table, se dressa devant moi et, frappant sa poitrine avec son index, il s’accusa, sans un mot, mais par ce geste multiplié, [d’être] le personnage même du roman. » (Texte repris dans Conversations avec Cézanne, édition critique présentée par P. M. Doran, Paris, collection Macula, 1978, p. 65). Et par Joachim Gasquet : « Frenhofer, avoua-t-il un jour d’un geste muet en se désignant, un doigt sur la poitrine, tandis que l’on parlait du Chef-d’œuvre inconnu devant lui, Frenhofer, c’est moi. »
[11] Huile sur toile, 259 x 162 cm, Paris, musée de l’Armée.
[12] J. Gasquet, Cézanne, op. cit., p. 174. Ce qui est étrange dans cette citation, c’est que Cézanne semble croire que l’original de Tintoret serait au musée des Offices, où Manet l’aurait copié lors de son premier voyage en Italie en 1853 ; mais c’est sans doute une erreur de Gasquet. La copie du musée de Dijon (huile sur toile, 61 x 51 cm) est signée « Manet d’après Tintoret », et datée 1854.
[13] Huile sur toile, 61 x 51 cm. Le tableau est signé (« Manet d’après Tintoret ») et daté 1854. Il me semble qu’il y a aussi, dans le visage d’Achille Emperaire peint par Cézanne, un souvenir diffus de la tête de Platon imaginée par Juste de Gand et Pedro Berruguete pour le portrait de ce philosophe destiné au studiolo de Frédéric de Montefeltre, à Urbino, et conservé au musée du Louvre.
[14] J. Gasquet, Cézanne, op. cit., p.39.
[15] Lettre datant de l’été 1878 (dans Cézanne, Correspondance, op. cit., p. 171).
[16] Il y a en effet dans l’œuvre quelque chose qui rappelle aussi le Gilles de Watteau.

Ironie n°166 - Janvier 2013 Citations

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Ironie         Ironie        Ironie
Interrogation Critique et Ludique n°166 – Janvier 2013
http://ironie.free.fr – ISSN 1285-8544
IRONIE : 51, rue Boussingault - 75013 Paris
Blog Ironie : http://interrogationcritiqueludique.blogspot.fr

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Ex-voto

Inscription murale rue de la Glacière à Paris – Mai 2012
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« L’abus de pouvoir est un crime sans nom »

« Seul, tel quel, sans personne à charge, solitaire »

« S’égarer est facile, et vastes sont ses voies.
Mais la voie du salut est comme un chas d’aiguille.
C’est une faille abrupte, un chemin si étroit
Que, pris dans ce goulot, les chevaux aguerris
N’y progressent qu’à coups de cravache et de cris. »

« Les religions sacrées ? Le même égarement.
Toi, tu rêves tout haut de tulipe en ta plaine. » 

al-Ma’arrî – Les Impératifs
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Les Impératifs


« Agir ou ne pas agir, il n’importe, le temps fuit
Et la main laisse choir ce que porte ses replis.
D’humaines silhouettes s’esquissent dans la nuit.
Lorsqu’une jeune nation se hisse, d’autres plient.
C’est à la poussière que les corps sont promis,
Mais sais-je où l’âme ombreuse des morts est partie ? »
*



« Réveillez-vous, réveillez-vous, ô égarés !
Vos religions ne sont que des pièges, des rets
Tendus par quelque ancêtre. Ils ont voulu rafler
Des bribes de richesse, et ma foi, ils l’ont fait.
Ils ont péri. Mort à leur Loi illégitime !
Ils nous disaient : Le temps touche à son terme ultime
Et les jours pantelants, à bout de souffle, expirent.
Ils mentaient. Nul ne sait l’échéance à venir.
Ainsi, n’écoutez pas ces fieffés imposteurs.
Mais moi-même, comment jouirais-je de l’heure,
Quand la mort, je le sais, exerce sa créance ?
Gardez-vous de chacun, proches ou connaissances,
Et gardez votre esprit en éveil face aux leurres. »
al-Ma’arrî – Les Impératifs – XIe siècle (envoyé spécial d’Ironie au sud d’Alep)
***
 FUGUES

« L’un des phénomènes les plus extraordinaires concernant le musicien le plus extraordinaire de l’histoire réside dans le fait que l’œuvre de cet homme, qui exerce aujourd’hui sur nous un attrait quasi magnétique, et à l’aune de laquelle on peut mesurer l’ensemble de la production musicale des deux derniers siècles, n’a eu absolument aucun effet ni sur les musiciens ni sur le public de son époque. Et pourtant, rien chez Bach ne correspond à l’image que nous nous faisons du génie méconnu, en avance de beaucoup d’années sur son temps. Sans doute fut-il méconnu, mais certainement pas parce qu’il était en avance sur son temps, et bien plutôt parce que, selon l’horizon musical de l’époque, il paraissait se situer des générations en arrière. Écrire des fugues telles que Bach les écrivait vers la fin de sa vie devait sembler aussi démodé à son époque que de prétendre écrire aujourd’hui des symphonies à la manière de Bruckner. De surcroît, au fur et à mesure qu’il avançait en âge, Bach ne faisait aucun effort pour se réaligner sur l’esprit de son temps, mais il se réfugiait au contraire dans ce qui dut apparaître à ses contemporains comme une visite rétrospective à des âges certes glorieux mais depuis longtemps révolus. Bach fut en vérité le plus grand non-conformiste de l’histoire de la musique, l’un des exemples suprêmes d’une conscience artistique indépendante qui se démarque du processus historique collectif. »

Glenn Gould, 1962.


LE MUSICIEN PRÉFÉRÉ DE GIACOMETTI

« Il existait un appareil moderne au 46 rue Hippolyte-Maindron : un tourne-disque. Dans la pièce contiguë à l’atelier, Annette écoutait souvent des disques – de préférence l’Opéra et la musique romantique […]. D’ordinaire Giacometti était trop concentré pour écouter la musique, mais il lui arrivait aussi de crier, lorsque La Dame aux camélias ou le Voyage d’hiver lui portait sur les nerfs déjà éprouvés par la difficulté du travail : “Annette ! Pourquoi ne mets-tu pas plutôt Haendel ?” Haendel était son compositeur préféré. Yanaihara rapporte : “Selon Giacometti, la musique de Haendel est la plus ouverte, tout à fait naturelle, sans aucun artifice ni exagération. À côté de Haendel, la musique romantique à partir de Beethoven est trop technique, subjective et artistique. La meilleure forme d’art est celle qui ne fait pas art. C’est pourquoi Giacometti aime Goethe et Haendel mais qu’il leur préfère encore Homère et les chants grégoriens.” »

Sachiko Natsume-Dubé, « Je travaille comme une mouche », 2007.


UN STEINWAY À L’ATELIER

« Bien que Rodin eût “horreur des théâtres”, comme Jeanne Russel s’en souvenait, elle et son père parvinrent à l’emmener voir Tristan et Yseult à l’Opéra [au printemps 1907]. Mais après le premier acte, il se leva et dit en manière d’excuse : “Russell, il faut que je parte, je ne puis supporter cette musique plus longtemps ; c’est comme vos gouffres de Belle-Ile, c’est tellement beau que cela donne envie de mourir.”
Il vit assez souvent Jeanne Russel quand il eut fait installer un Steinway rue de l’Université. Là, comme elle l’écrit dans ses Mémoires, elle lui jouait “pendant des heures, Orphée, Alceste, Iphigénie, des sonates de Beethoven, de Mozart, de Haydn et surtout du Bach.” »

Frederic V. Grunfeld, Rodin, 1988.


« JOUEZ-MOI DU MOZART »

« Degas n’était pas fermé aux beauté de Wagner, mais il ne lui plaisait pas de s’y adonner. De même, pour toute la grande musique romantique allemande. Je l’ai entendu dire à une jeune femme qui s’était mise au piano pour le distraire, et qui entamait une sonate de Beethoven : “Quand j’entends du Beethoven, il me semble que je marche seul dans un forêt chargé de toutes mes peines. Jouez-moi du Mozart ou du Gluck.” De sa jeunesse napolitaine, il avait gardé le goût de l’ancienne musique italienne. Encore mesurons-nous mal aujourd’hui le scandale que faisaient en 1893 les trois chanteurs de Cimarosa. L’ancienne musique italienne a été remise en honneur depuis une cinquantaine d’années. Son discrédit, aux temps dont nous parlons, fascinés par le seul Wagner, était total. »

Daniel Halévy, Degas parle, 1960.


L’ENSEIGNEMENT DE LA PEINTURE

« Je me souviens qu’après que Chardin m’eut appris que les plus humbles choses, une nappe, un couteau, un poisson mort, peuvent avoir de la beauté, Véronèse m’apprit que les belles choses ne sont pas exceptées de cette possibilité de beauté et que l’or, les soieries, les pierreries, peuvent être belles comme le couteau et la nappe. »

Lettre de Proust à Madame de Pierrebourg, 1913.


IMMENSE SURPRISE

« En vérité mon apport aux lettres françaises a été je crois ceci : on le reconnaîtra plus tard – rendre le langage français écrit plus sensible, plus émotif, le désacadémiser, et ceci par le truc qui consiste (moins facile qu’il y paraît) en un monologue d’intimité parlé mais TRANSPOSÉ – Cette transposition immédiate spontanée voilà le hic. En réalité c’est le retour à la poésie spontanée du sauvage. Le sauvage ne s’exprime pas sans poésie, il ne peut pas. Le civilisé, l’académisé, s’exprime en ingénieur, en architecte, en mécanisé, plus en homme sensible. – Il s’est agi en réalité d’une petite révolution dans le genre de l’impressionnisme, avant Manet on peignait en jour d’atelier, après Manet on peignait au grand jour, à l’extérieur – Immense surprise – on retrouvait le chant des couleurs. »

Lettre de Céline à Milton Hindus, 15 mai 1947.


NAISSANCE

« Ne jamais être né est peut-être le plus grand bienfait. »
Sophocle, Œdipe à Colonne.
« Je ne connais pas d’autre grâce que celle d’être né. »
Isidore Ducasse, Poésies II.

VESTIGIA PARVA

« Ce que je ne puis exprimer, je le montre au doigt :
Verum animo satis haec vestigia parva sagaci
Sunt, per quae possis cognoscere cetera tute. »

Montaigne, Essais.