Ironie Ironie
Ironie
Interrogation Critique et Ludique n°168 –
Mai/Juin 2013
http://ironie.free.fr – ISSN 1285-8544
IRONIE : 51, rue Boussingault -
75013 Paris
Blog Ironie : http://interrogationcritiqueludique.blogspot.fr
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JOURNAL DE
VOYAGE AU CENTRE DES IMAGES[1]
Cependant j’arrivais du
côté de ma propre histoire. Cela m’était signalé par la tentative de me situer
à la périphérie d’un cercle qui serait passé par « nous tous ».
Je pensais que si
j’arrivais au tissu qui nous composait, je saurais en même temps ce qui le
maintient, le nourrit, l’anime – quelque chose devant malgré tout disparaître
au moment de la réponse juste, se jeter dans ce qui autrefois avait été appelé
« mer » en criant.
Philippe
Sollers
Nombres (1968)
J’aime dire je dans mes textes. Jamais je n’ai trouvé le moi forcément
haïssable. Et toujours ridicules les périphrases du genre « l’auteur de
ces lignes », « votre chroniqueur préféré », « celui qui
signe ce texte »… Stendhal et son « miroir qu’on promène le long d’un
chemin » avait raison : écrire c’est voyager. Et voyager est l’acte
d’un sujet. Le miroir baladeur ne renvoie pas uniquement l’image des paysages
traversés, il reflète aussi celui qui le tient. Stendhal parlait du roman. On
peut pratiquer l’essai, la critique, la théorie de façon romanesque. C’est ce que j’ai sans doute cherché, sans
forcément le savoir, en écrivant tous ces textes sur le cinéma, la télévision,
la vidéo, que je donne depuis quarante ans aux journaux et revues qui en
veulent bien.
En relisant les articles qui
composent ce recueil, je me suis rendu compte qu’ils comportaient presque tous
des embardées personnelles. Du moins ceux écrits après ma rupture avec Cinéthique et son style rigide, dogmatique,
impersonnel, touillé dans le chaudron de la modernité du moment où mijotaient
les carottes d’Althusser, les courgettes de Foucault, les agrumes de Derrida,
les petits oignons de Barthes, le persil de Lacan, les aromates de Kristeva et
les haricots coco de Sollers dans un bouillon pimenté de révolution culturelle
chinoise, dont Tel Quel semblait le
consommé le plus réussi. De Mao à « moa » : je ne suis pas le
seul à m’être sauvé de l’enfer d’une pensée grégaire par le refus de
l’anonymat. Ce fut un trait de l’époque. Un parcours obligé pour qui désirait
continuer à être après avoir touché le fond d’un certain discours théorique.
Dire « je » après l’expérience d’une écriture péremptoire, bardée de
certitudes objectives, débitées en forme de « thèses de base » à
coups de syllogismes irréfutables, devenait une nécessité thérapeutique… pour
l’écriture même.
Changer
de style, ne se fait pas sur un coup de tête, un beau matin. L’adoption de
nouvelles règles d’analyse, d’un nouveau rythme d’exposition, d’un autre ton
dans l’affirmation, d’un doigté différent dans la négation reflète à coup sûr
un revirement idéologique né d’une expérience décisive. Oui mais
laquelle ? Quand, pour préparer ce livre, après avoir choisi un certain
nombre de textes publiés dans Turbulences
vidéo, Vertigo, art press ou les Cahiers du Cinéma, je me suis replongé dans les numéros de Cinéthique afin d’en extraire, à la
demande des éditeurs (qui ne s’appellent pas de l’incidence pour rien), quelques articles exemplaires, je me suis
trouvé devant un abîme. Comment ai-je pu écrire ceci ? Et surtout, comment
ayant écrit ceci, me suis-je mis à bricoler (joyeusement) cela ? Du
sinistre au ludique, il n’y avait qu’un pas ? Non, beaucoup. Ma longue
marche dura trois ans.
Entre Cinéthique
(que je quitte en mars 74) et les Cahiers
du Cinéma (où j’entre en novembre 77) je suis où, je fais quoi ? Je
fais de la vidéo (militante), et surtout j’écris un roman, Atteinte
à la fiction de l’Etat, que Gallimard publie en avril 78. Voilà, c’est aussi simple que ça : après
ce roman, qui n’aura pas de suite, même si j’en ai imaginé plusieurs, j’ai
continué pour ainsi dire dans le même registre mais ailleurs, important le
tempo de la fiction dans mes écrits critiques. Dans mon premier article aux
Cahiers, Histoires d’U, je me mets en
scène sortant d’un cinéma et déambulant sur les boulevards en proie à mes
réflexions, décrivant le spectacle de la rue en contre point des analyses que
m’inspire le film que je viens de voir. C’est très polémique et subjectivement
risqué, je ne m’abrite pas derrière des formules impersonnelles, je signe mes
flèches en même temps que je les aiguise. Quelques mois plus tard, avec La vidéo n’a pas d’arêtes, qui inaugure
une chronique sur la vidéo que Serge Daney m’a demandé de tenir (« puisque
tu fais de la vidéo, parles en »), je m’amuse à faire jacter les poissons
des aquariums de Nam June Paik exposés
au Centre Pompidou. Irradiés par le phosphore des écrans cathodiques,
ils ont muté et sont devenus conscients,
capables de s’approprier les pensées des visiteurs qui les dévisagent, dont
l’un est l’auteur du Système des objets.
« Je » deviens un poisson qui fait du Baudrillard. Ces deux textes ne
figurent pas dans ce recueil mais je les mentionne parce qu’ils éclairent incidemment les origines de la rupture
dans ma façon de parler des images. Comme si, moi aussi, irradié par la vidéo
et le roman, j’avais muté. Promeneur pensif ou poisson bavard, peu importe, je
n’étais plus en tous cas un perroquet pérorant des formules apprises.
Ecrire sur le cinéma et la vidéo, dès
lors, sera comme tenir un journal. Un journal de voyage. Chaque film, chaque
œuvre, est une expédition : on y entre avec ses pensées du moment, on en
revient avec des impressions subjectives. Voyage intérieur. Les souvenirs se
mêlent aux notes prises sur le vif. On ne refoule rien, le texte accepte tout.
Il faut juste trouver le biais pour rappeler telle rencontre avec Truffaut dans
le quartier de son enfance, tel propos assassin de Sollers sur Paik formulé
chez Paik même à New York, mes débuts au cinéclub de Nîmes, une visite
clandestine à la villa de Malaparte à Capri, quels sont les noms de mes enfants
et ce qu’ils m’enseignent, comment j’appris la mort de Barthes ou comment je
filmai telle ou telle célébrité. Détails hasardeux logés dans une digression,
un exergue, une note en bas de page. Plus central, plus daté : je passe
des films que je vois aux films que je fais, des livres que je lis aux œuvres
que je décris, analyse, relie à des créations inattendues en ces parages, avec
l’ambition souvent de les inscrire dans une théorie. Ma théorie.
Car
le goût de la théorie ne m’a pas quitté lorsque j’ai rompu avec le style sévère
de mes années Mao. Après la théorie comme science, j’ai découvert la théorie
comme fiction. Construction subjective. Et c’est de cet horizon fictionnel que
procèdent les bouffées autobiographiques dont j’émaille parfois mes textes. Ces
anecdotes circonstancielles garantissent une visée non définitive, in progress. Et obligent à un certain
ton. Parler d’une recherche en cours
appelle le style d’un voyage au long cours.
Vers quels continents ? En bravant
quelles tempêtes ? En mouillant dans quelles îles ? En rompant les
amarres avec le dogmatisme (néostalinien, s’il faut le nommer) pour voguer librement
sous le vent de Mai 68, je mets le cap
sur de nouveaux objets théoriques. Ce n’est plus la définition du cinéma
révolutionnaire prolétarien (garanti 100%) qui m’occupe. Ce qui m’obsède
désormais c’est le travail de la vidéo comme producteur d’une nouvelle
singularité filmique, radicalement différente de celle du cinéma et
porteuse, par définition sinon par essence, de renversements idéologiques ;
puis, lorsque je m’aperçois que la vidéo est l’instrument de la spécificité
télévisuelle, c’est l’impact du Direct qui mobilise toutes mes attentions.
Selon le schéma althussérien d’une structure à dominante, que je conserve en le
mariant à la loi des interactions entre médias énoncée par Mac Luhan, la
télévision devient le centre nerveux, la source d’énergie, de tous les arts au
XXe siècle. Leur objet petit a (comme
dirait Lacan). Point fixe de leurs pulsions et moteur de leur propulsion. Peu à
peu j’élabore un système d’indices, de preuves, de renvois convergents vers une
seule manifestation : l’effet tivi.
Si je n’ai produit qu’un concept (tout théoricien doit en usiner), c’est bien
celui là. Sa justesse se vérifie à son usage multiple : clé universelle,
véritable passe partout, pour comprendre les révolutions formelles qui se
multiplient depuis… Depuis quand (ou qui) exactement ?
L’effet
tivi, ce déclic à double détente, mêlant instantanéité (de l’image) et
simultanéité (avec le réel), je traque son extension à longueur de textes aussi
bien dans le temps que dans l’espace. Dans le temps, il s’agira de reculer
toujours plus loin ses signes avant coureurs, ses premiers frémissements, son
éclosion, jusqu’à décréter, au terme d’une pirouette technique, l’antériorité
de l’apparition de la télévision sur le cinéma. Dans l’espace (des œuvres), en
partant de l’art vidéo où cet effet est consanguin, patent, indubitable, je le
débusque bientôt dans toute affirmation cinématographique de modernité :
de Guitry à Pasolini, de Bresson à Tarantino, de Resnais à Kiarostami, pour ne
citer que quelques indigènes de cette contrée immense qui prospèrent sous le
soleil du « désir de télévision » et dont je dresse souvent en fin
d’expédition une liste assez longue de noms dans le but d’étayer, de
généraliser, les exemples que je viens d’étudier. Des noms, des cas reviennent
plus que d’autres. Se répète en particulier la « scène
primitive » qui légitime ce nouveau territoire : la visite de
Godard à Renoir (« le patron ») sur le tournage du Testament du Docteur Cordelier, quelques
mois avant la mise en route d’A bout de
souffle.
Au delà du cinéma, les autres arts ne me
semblent pas moins insensibles à la force gravitationnelle de l’attraction
télévisuelle. C’est surtout à art press,
revue d’arts contemporains traitant aussi bien de peinture que de littérature,
de cinéma que de sculpture ou de philosophie, que je mets au point quelques
passerelles, tressées d’effets tivi, entre
Joyce et Godard, Sollers et Pollock, Kerouac et Dubuffet, Paik et les Corsino,
Merce Cunningham et Bill Viola, Cage et Vostell, Dos Passos et Pollet… Plus tard,
les invitations de Vertigo, me
permettront d’étendre le champ de mes obsessions, de mettre à l’épreuve mes
théories. La tribune que m’offre tous les trois mois Turbulences Vidéo, revue en
ligne liée au festival Vidéoformes (Clermont-Ferrand), procure sans cesse
de nouveaux objets (Garry Hill, Lydie Jean-Dit-Pannel, Marina Abramovic, etc.)
à mon excitation polémique.
Si maintenant j’essaie de trouver une
motivation commune à tous ces articles, écrits dans des circonstances bien
différentes, à des époques plus ou moins proches, dans des supports les plus
divers (revues, catalogues, journaux, lettres, hors série), le goût de la
polémique l’emporte haut la main. Né dans l’après coup de mai 68, le désir d’en
découdre habite tout ce que j’écris depuis ce moment jusqu’à aujourd’hui. La
critique relève du duel, la théorie est un combat : dans une guerre sans
cesse à recommencer contre les
préjugés, les fausses valeurs, pour
une jouissance esthétique sans entrave idéologique (et vice versa). Combat ludique
pour la forme (il faut se faire plaisir), mais au fond sans merci (il doit y avoir des morts). Combat pour
quoi ? Contre qui ? Qu’est-ce qui justifie une telle « rage de
l’expression » (Ponge) ? La redéfinition du centre des images. Dans la vidéosphère, toute image gravite autour
du Direct. Mais cette loi, que je formule ici pour la première fois aussi
nettement, est loin d’être reconnue comme universelle par tous les acteurs du
milieu. Il faut sans se lasser la rappeler, l’éclairer, l’exemplifier.
Chaque texte est un voyage vers le centre
des images. Non pas une étape dans un voyage, mais le même voyage sans cesse
recommencé. Essayant d’autres itinéraires pour parvenir au même port ;
avec les mêmes instruments de navigation : la boussole de l’effet tivi, le
sextant du ready made, les cartes du mélange des genres. Chaque texte refait le
même voyage, parce que le centre à atteindre n’est pas un point fixe mais un
espace en extension. Qui grandit à mesure qu’on y pénètre. On ne parvient
jamais à l’embrasser en son entier. Heureusement ! Car le plaisir c’est de
naviguer. D’être sûr que demain le voyage continue.
Jean-Paul
Fargier
1er août 2010
Note d’un magnétoscopeur
n°8 – 1980
[1] Ce texte constitue l’introduction du livre de Jean-Paul
Fargier, CINE ET TV VONT EN VIDEO (AVIS DE TEMPÊTE), publié aux éditions De
l’Incidence en 2010. Ce recueil reprend des textes de critiques des années 1970
jusqu’aux années 2000.
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