dimanche 21 octobre 2012

Ironie n°155 - Avril 2011


Ironie     Ironie     Ironie
Interrogation Critique et Ludique n°155 –  Avril 2011
http://ironie.free.fr – ISSN 1285-8544
IRONIE : 51, rue Boussingault - 75013 Paris
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Planète Manet

E. Manet – Garçon avec une épée – 1862
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Gelassenheit / Sérénité

« […] Et nous nous demandons : que se passe-t-il, à proprement parler, dans notre monde et qu’est-ce donc qui le caractérise ?
L’époque en laquelle nous entrons porte maintenant le nom d’« âge atomique ». Son trait caractéristique le plus évident est la bombe atomique. Mais ce trait est encore superficiel : car on a tout de suite reconnu que l’énergie atomique pouvait aussi être utilisée pour des fins pacifiques. C’est pourquoi, sur tout le globe, les physiciens de l’atome et leurs techniciens s’efforcent aujourd’hui de mettre sur pied, dans de vastes organisations, l’utilisation pacifique de l’énergie atomique. Les grands trusts industriels des pays à technique puissante, l’Angleterre à leur tête, ont déjà calculé que l’énergie atomique pourrait devenir une affaire gigantesque. Dans cette affaire de l’énergie atomique on croit découvrir le nouveau bonheur. Les savants atomistes eux-mêmes ne se tiennent pas sur la réserve et proclament ce bonheur. C’est ainsi qu’en juillet de cette année [1955] dix-huit titulaires du prix Nobel réunis dans l’île de Mainau, ont déclaré textuellement dans un appel : « La science — ici la science la plus récente de la nature — est une route conduisant vers une vie plus heureuse de l’homme. »
Que penser de cette déclaration ? Procède-t-elle d’un effort de méditation ? Recherche-t-elle le sens de l’âge atomique ? Non. Si nous acceptons comme satisfaisante celte affirmation des savants, nous demeurons aussi loin que possible d’une méditation de l’époque présente. Pourquoi ? Parce que nous oublions de penser. Parce que nous oublions de demander : A quoi faut-il rattacher le fait que la technique scientifique ait pu découvrir et libérer de nouvelles énergies naturelles ?

Il faut le rattacher à ceci que, depuis plusieurs siècles, un renversement de toutes les représentations fondamentales est en cours. L’homme est ainsi transporté dans une autre réalité. Celte révolution radicale de notre vue du monde s’accomplit dans la philosophie moderne. Il en résulte une position entièrement nouvelle de l’homme dans le monde et par rapport au monde. Le monde apparaît maintenant comme un objet sur lequel la pensée calculante dirige ses attaques, et à ces attaques plus rien ne doit pouvoir résister. La nature devient un unique réservoir géant, une source d’énergie pour la technique et l’industrie modernes. Ce rapport foncièrement technique de l’homme au tout du monde est apparu pour la première fois au XVIIe siècle, à savoir en Europe et seulement en Europe. Longtemps il est demeuré inconnu des autres parties de la terre. Il était entièrement étranger aux époques antérieures et aux destinées des peuples d’alors.
La puissance cachée au sein de la technique contemporaine détermine le rapport de l’homme à ce qui est. Elle règne sur la terre entière. L’homme commence déjà à s’éloigner de la terre pour pénétrer dans l’espace cosmique. Mais c’est seulement depuis tout juste une vingtaine d’années que la recherche atomique a mis en évidence des sources d’énergie si énormes que, dans un avenir relativement proche, elles couvriront les besoins mondiaux en énergie de toute sorte. Bientôt ce ne seront plus seulement, comme c’est le cas pour le charbon, le pétrole ou le bois des forêts, certains pays ou certaines parties du monde qui pourront se procurer à la source la nouvelle énergie. Dans un avenir assez proche, des centrales atomiques pourront être construites dans toutes les régions de la terre.
La question fondamentale de la science et de la technique contemporaines n’est donc plus de savoir d’où nous pourrions encore tirer les quantités requises de combustible et de carburant. La question décisive est aujourd’hui celle-ci : De quelle manière pourrions-nous maîtriser et diriger ces énergies atomiques, dont l’ordre de grandeur dépasse toute imagination, et de cette façon garantir à l’humanité qu’elles ne vont pas tout d’un coup — même en dehors de tout acte de guerre — nous glisser entre les doigts, trouver une issue et tout détruire ?
Si l’on réussit à maîtriser l’énergie atomique, et on y réussira, un nouveau développement du monde technique commencera alors. Les techniques du film et de la télévision, celles des transports, en particulier par air, celles de l’information, de l’alimentation, de l’art médical, toutes ces techniques telles que nous les connaissons aujourd’hui ne représentent sans doute que de premiers tâtonnements. Personne ne peut prévoir les bouleversements à venir. Mais les progrès de la technique vont être toujours plus rapides, sans qu’on puisse les arrêter nulle part. Dans tous les domaines de l’existence, l’homme va se trouver de plus en plus étroitement cerné par les forces des appareils techniques et des automates. Il y a longtemps que les puissances qui, en tout lieu et à toute heure, sous quelque forme d’outillage ou d’installation technique que ce soit, accaparent et pressent l’homme, le limitent ou l’entraînent, il y a longtemps, dis-je, que ces puissances ont débordé la volonté et le contrôle de l’homme, parce qu’elles ne procèdent pas de lui.
Mais c’est encore un trait nouveau du monde technique que l’extrême rapidité avec laquelle ses réussites sont connues et publiquement admirées. Ainsi, ce que je suis en train de vous dire au sujet du monde technique, chacun peut le relire aujourd’hui dans un illustré habilement dirigé ou l’entendre à la radio. Mais... c’est une chose que de lire ou d’entendre dire ceci ou cela, c’est-à-dire d’en prendre seulement connaissance ; et c’en est une tout autre que d’en acquérir la connaissance, c’est-à-dire de l’appréhender par la pensée. Durant l’été de cette année 1955, un colloque international a réuni à nouveau à Lindau les titulaires du prix Nobel. A cette occasion le chimiste américain Stanley observa : « L’heure est proche où la vie se trouvera placée entre les mains des chimistes, qui feront, déferont ou modifieront à leur gré la substance vivante. »
On prend connaissance d’une pareille déclaration, on admire même l’audace des recherches scientifiques et on s’en tient là. On ne considère pas que ce que les moyens de la technique nous préparent, c’est une agression contre la vie et contre l’être même de l’homme et qu’au regard de cette agression l’explosion d’une bombe à hydrogène ne signifie pas grand-chose. Car c’est précisément si les bombes de ce type n’explosent pas et si l’homme continue à vivre sur la terre que l’âge atomique amènera une inquiétante transformation du monde.
Ce qui, toutefois, est ici proprement inquiétant n’est pas que le monde se technicise complètement. Il est beaucoup plus inquiétant que l’homme ne soit pas préparé à cette transformation, que nous n’arrivions pas encore à nous expliquer valablement, par les moyens de la pensée méditante, avec ce qui, proprement, à notre époque, émerge à nos yeux. Aucun individu, aucun groupe humain, aucune commission, fût-elle composée des plus éminents hommes d’Etat, savants ou techniciens, aucune conférence des chefs de l’industrie et de l’économie ne peut freiner ou diriger le déroulement historique de l’âge atomique. Aucune organisation purement humaine n’est en état de prendre en main le gouvernement de notre époque.
Ainsi l’homme de l’âge atomique serait livré sans conseil et sans défense au flot montant de la technique. Il le serait effectivement si, là où le jeu est décisif, il renonçait à jouer la pensée méditante contre la pensée simplement calculante. Mais la pensée méditante, une fois éveillée, doit être à l’œuvre sans trêve et s’animer à la moindre occasion : elle doit donc le faire aussi à présent, ici même et justement à l’occasion de notre fête commémorative. Car celle-ci nous amène à considérer ce que l’âge atomique menace particulièrement : l’enracinement des œuvres humaines dans une terre natale. Aussi demandons-nous maintenant : Si l’ancien enracinement vient à disparaître, n’est-il pas possible qu’en retour un nouveau terrain, un nouveau sol soit offert à l’homme, un sol où l’homme et ses œuvres puiseraient une sève nouvelle pour leur développement, au cœur même de l’âge atomique ?
Quel serait le sol, la terre, d’un nouvel enracinement ? Ce que nous cherchons en questionnant ainsi est peut-être tout près de nous : si près qu’il nous est trop facile de ne pas le voir. Car, pour nous autres hommes, le chemin vers ce qui nous est proche est toujours le plus long et par conséquent le plus ardu. Le chemin est une voie de méditation. La pensée méditante exige de nous que nous ne nous fixions pas sur un seul aspect des choses, que nous ne soyons pas prisonniers d’une représentation, que nous ne nous lancions pas sur une voie unique dans une seule direction. La pensée méditante exige de nous que nous acceptions de nous arrêter sur des choses qui à première vue paraissent inconciliables.
Essayons de le faire. Les organisations, appareils et machines du monde technique nous sont devenus indispensables, dans une mesure qui est plus grande pour les uns et moindre pour les autres. Il serait insensé de donner l’assaut, tête baissée, au monde technique ; et ce serait faire preuve de vue courte que de vouloir condamner ce monde comme étant l’œuvre du diable. Nous dépendons des objets que la technique nous fournit et qui, pour ainsi dire, nous mettent en demeure de les perfectionner sans cesse. Toutefois, notre attachement aux choses techniques est maintenant si fort que nous sommes, à notre insu, devenus leurs esclaves. Mais nous pouvons nous y prendre autrement. Nous pouvons utiliser les choses techniques, nous en servir normalement, mais en même temps nous en libérer, de sorte qu’à tout moment nous conservions nos distances à leur égard. Nous pouvons faire usage des objets techniques comme il faut qu’on en use. Mais nous pouvons en même temps les laisser à eux-mêmes comme ne nous atteignant pas dans ce que nous avons de plus intime et de plus propre. Nous pouvons dire « oui » à l’emploi inévitable des objets techniques et nous pouvons en même temps lui dire « non », en ce sens que nous les empêchions de nous accaparer et ainsi de fausser, brouiller et finalement vicier notre être.
Mais si nous disons ainsi à la fois « oui » et « non » aux objets techniques, notre rapport au monde technique ne devient-il pas ambigu et incertain ? Tout au contraire : notre rapport au monde technique devient merveilleusement simple et paisible. Nous admettons les objets techniques dans notre monde quotidien et en même temps nous les laissons dehors, c’est-à-dire que nous les laissons reposer sur eux-mêmes comme des choses qui n’ont rien d’absolu, mais qui dépendent de plus haut qu’elles. Un vieux mot s’offre à nous pour désigner cette attitude du oui et du non dits ensemble au monde technique : c’est le mot Gelassenheit, « sérénité », « égalité d’âme ». Parlons donc de l’âme égale en présence des choses.
Dans cette attitude nous ne regardons plus les choses du seul point de vue de la technique. Nous voyons plus clair et il nous apparaît que la construction et l’utilisation des machines exigent sans doute de nous un autre rapport aux choses, mais que ce rapport n’est pas lui-même dépourvu de sens. C’est ainsi, par exemple, que l’agriculture devient une industrie motorisée du type industrie d’alimentation. Il est certain qu’ici, comme dans les autres domaines, un changement profond s’opère dans le rapport de l’homme à la nature et au monde. Quel est toutefois le sens de ce changement, c’est là ce qui reste obscur.
Ainsi, dans tous les processus techniques règne un sens qui réclame pour lui l’activité et le repos de l’homme, un sens que l’homme n’a pas d’abord inventé ou construit. Nous ne savons pas à quoi tend cette domination de la technique atomique, qui s’alourdit jusqu’à devenir inquiétante. Le sens du monde technique se voile. Or, si nous considérons constamment et spécialement ce fait que, partout dans le monde technique, nous nous heurtons à un sens caché, nous nous trouvons par là même dans le domaine de ce qui se dérobe, mais qui se dérobe en même temps qu’il vient à nous. Se laisser ainsi entrevoir pour en même temps se dérober, n’est-ce pas là le trait fondamental de ce que nous appelons le secret ? Donnons un nom à l’attitude qui est la nôtre lorsque nous nous tenons ouverts au sens caché du monde technique. Nommons-la : l’esprit ouvert au secret.
L’égalité d’âme devant les choses et l’esprit ouvert au secret sont inséparables. Elles nous rendent possible de séjourner parmi les choses d’une manière toute nouvelle. Elles nous promettent une autre terre, un autre sol, sur lequel, tout en restant dans le monde technique, mais à l’abri de sa menace, nous puissions nous tenir et subsister. L’égalité d’âme devant les choses et l’esprit ouvert au secret nous dévoilent la perspective d’un futur enracinement. Il pourrait même arriver que ce dernier fût un jour assez fort pour rappeler à nous, sous une forme nouvelle, l’ancien enracinement qui pour l’heure disparaît si vite.
En attendant, toutefois — et nous ne savons pas pour combien de temps —, l’humanité sur cette terre se trouve dans une situation dangereuse. Pourquoi ? Est-ce pour la seule raison qu’une troisième guerre mondiale peut éclater brusquement et qu’elle entraînerait la destruction complète de l’humanité et la ruine de la terre ? Non pas. Un danger beaucoup plus grand menace les débuts de l’âge atomique — et précisément au cas où le risque d’une troisième guerre mondiale pourrait être écarté. Etrange assertion !... Etrange sans doute, mais seulement aussi longtemps que notre méditation ne s’y arrête pas.
Dans quelle mesure a-t-elle un sens ? Dans la mesure où la révolution technique qui monte vers nous depuis le début de l’âge atomique pourrait fasciner l’homme, l’éblouir et lui tourner la tête, l’envoûter, de telle sorte qu’un jour la pensée calculante fût la seule à être admise et à s’exercer.
Quel grand danger nous menacerait alors ? Alors la plus étonnante et féconde virtuosité du calcul qui invente et planifie s’accompagnerait... d’indifférence envers la pensée méditante, c’est-à-dire d’une totale absence de pensée. Et alors ? Alors l’homme aurait nié et rejeté ce qu’il possède de plus propre, à savoir qu’il est un être pensant. Il s’agit donc de sauver cette essence de l’homme. Il s’agit de maintenir en éveil la pensée.
Seulement... l’égalité d’âme devant les choses et l’esprit ouvert au secret ne nous tombent jamais tout faits du ciel. Ils ne sont pas des choses qui échoient, des choses fortuites. Tous deux, pour apparaître et se développer, ont besoin d’une pensée qui, jaillissant du cœur de l’homme, s’efforce constamment.
Peut-être la célébration d’aujourd’hui nous incite-t-elle à cet effort. Si nous cédons à cette incitation, alors c’est bien à Conradin Kreutzer que nous pensons lorsque nous considérons le point de départ de son œuvre, les forces qu’il a puisées dans sa terre natale d’Heuberg. Et c’est bien nous qui pensons ainsi, quand nous nous connaissons nous-mêmes, ici et maintenant, comme des hommes qui doivent trouver et préparer un chemin conduisant au cœur de l’âge atomique et à travers lui.
Quand s’éveille en nous l’égalité d’âme devant les choses et que l’esprit s’ouvre au secret, nous pouvons alors espérer parvenir à un chemin menant vers une nouvelle terre, un nouveau sol. En ce sol la création d’œuvres durables pourrait s’enraciner à nouveau. Ainsi, d’une façon différente et dans un âge autre, la parole de Johann Peter Hebel redeviendrait vraie :
« Qu’il nous plaise ou non d’en convenir, nous sommes des plantes qui, s’appuyant sur leurs racines, doivent sortir de terre, pour pouvoir fleurir dans l’éther, et y porter des fruits. » »


Martin Heidegger, Gelassenheit (1959), in Questions III et IV, 
Gallimard, 1976.
Extrait publié par A. Gauvin sur le site Pileface.com le 16 mars 2011

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La Planète Malade

La « pollution » est aujourd’hui à la mode, exactement de la même manière que la révolution : elle s’empare de toute la vie de la société, et elle est représentée illusoirement dans le spectacle. Elle est bavardage assommant dans une pléthore d’écrits et de discours erronés et mystificateurs, et elle prend tout le monde à la gorge dans les faits. Elle s’expose partout en tant qu’idéologie, et elle gagne du terrain en tant que processus réel. Ces deux mouvements antagonistes, le stade suprême de la production marchande et le projet de sa négation totale, également riches de contradictions en eux-mêmes, grandissent ensemble. Ils sont les deux côtés par lesquels se manifeste un même moment historique longtemps attendu, et souvent prévu sous des figures partielles inadéquates : l’impossibilité de la continuation du fonctionnement du capitalisme.
L’époque qui a tous les moyens techniques d’altérer absolument les conditions de vie sur toute la Terre est également l’époque qui, par le même développement technique et scientifique séparé, dispose de tous les moyens de contrôle et de prévision mathématiquement indubitable pour mesurer exactement par avance où mène - et vers quelle date - la croissance automatique des forces productives aliénées de la société de classes : c’est à dire pour mesurer la dégradation rapide des conditions mêmes de la survie, au sens le plus général et le plus trivial du terme.
Tandis que des imbéciles passéistes dissertent encore sur, et contre, une critique esthétique de tout cela, et croient se montrer lucides et modernes en affectant d’épouser leur siècle, en proclamant que l’autoroute ou Sarcelles ont leur beauté que l’on devrait préférer à l’inconfort des « pittoresques » quartiers anciens, ou en faisant gravement remarquer que l’ensemble de la population mange mieux, en dépit des nostalgiques de la bonne cuisine, déjà le problème de la dégradation de la totalité de l’environnement naturel et humain a complètement cessé de se poser sur le plan de la prétendue qualité ancienne, esthétique ou autre, pour devenir radicalement le problème même de la possibilité matérielle d’existence du monde qui poursuit un tel mouvement. L’impossibilité est en fait déjà parfaitement démontrée par toute la connaissance scientifique séparée, qui ne discute plus que de l’échéance ; et des palliatifs qui pourraient, si on les appliquait fermement, la reculer légèrement. Une telle science ne peut qu’accompagner vers la destruction le monde qui l’a produite et qui la tient ; mais elle est forcée de le faire avec les yeux ouverts. Elle montre ainsi, à un degré caricatural, l’inutilité de la connaissance sans emploi.
On mesure et on extrapole avec une précision excellente l’augmentation rapide de la pollution chimique de l’atmosphère respirable ; de l’eau des rivières, des lacs et déjà des océans, et l’augmentation irréversible de la radioactivité accumulée par le développement pacifique de l’énergie nucléaire ; des effets du bruit ; de l’envahissement de l’espace par des produits en matières plastiques qui peuvent prétendre à une éternité de dépotoir universel ; de la natalité folle ; de la falsification insensée des aliments ; de la lèpre urbanistique qui s’étale toujours plus à la place de ce que furent la ville et la campagne ; ainsi que des maladies mentales - y compris les craintes névrotiques et les hallucinations qui ne sauraient manquer de se multiplier bientôt sur le thème de la pollution elle-même, dont on affiche partout l’image alarmante - et du suicide, dont les taux d’expansion recoupent déjà exactement celui de l’édification d’un tel environnement (pour ne rien dire des effets de la guerre atomique ou bactériologique, dont les moyens sont en place comme l’épée de Damoclès, mais restent évidemment évitables).
Bref, si l’ampleur et la réalité même des « terreurs de l’An Mil » sont encore un sujet controversé parmi les historiens, la terreur de l’An Deux Mille est aussi patente que bien fondée ; elle est dès à présent certitude scientifique. Cependant, ce qui se passe n’est rien de foncièrement nouveau : c’est seulement la fin forcée du processus ancien. Une société toujours plus malade, mais toujours plus puissante, a recréé partout concrètement le monde comme environnement et décor de sa maladie, en tant que planète malade. Une société qui n’est pas encore devenue homogène et qui n’est pas déterminée par elle-même, mais toujours plus par une partie d’elle-même qui se place au-dessus d’elle, qui lui est extérieure, a développé un mouvement de domination de la nature qui ne s’est pas dominé lui-même. Le capitalisme a enfin apporté la preuve, par son propre mouvement, qu’il ne peut plus développer les forces productives ; et ceci non pas quantitativement, comme beaucoup avaient cru le comprendre, mais qualitativement.
Cependant, pour la pensée bourgeoise, méthodologiquement, seul le quantitatif est le sérieux, le mesurable, l’effectif ; et le qualitatif n’est que l’incertaine décoration subjective ou artistique du vrai réel estimé à son vrai poids. Pour la pensée dialectique au contraire, donc pour l’histoire et pour le prolétariat, le qualitatif est la dimension la plus décisive du développement réel. Voilà bien ce que, le capitalisme et nous, nous aurons fini par démontrer. Les maîtres de la société sont obligés maintenant de parler de la pollution, et pour la combattre (car ils vivent, après tout, sur la même planète que nous ; voilà le seul sens auquel on peut admettre que le développement du capitalisme a réalisé effectivement une certaine fusion des classes) et pour la dissimuler : car la simple vérité des nuisances et des risques présents suffit pour constituer un immense facteur de révolte, une exigence matérialiste des exploités, tout aussi vitale que l’a été la lutte des prolétaires du XIX siècle pour la possibilité de manger. Après l’échec fondamental de tous les réformismes du passé - qui tous aspiraient à la solution définitive du problème des classes -, un nouveau réformisme se dessine, qui obéit aux mêmes nécessités que les précédents : huiler la machine et ouvrir de nouvelles occasions de profit aux entreprises de pointe. Le secteur le plus moderne de l’industrie se lance sur les différents palliatifs de la pollution, comme sur un nouveau débouché, d’autant plus rentable qu’une bonne part du capital monopolisé par l’État y est à employer et manœuvrer. Mais si ce nouveau réformisme a d’avance la garantie de son échec, exactement pour les mêmes raisons que les réformismes passés, il entretient vis-à-vis d’eux cette radicale différence qu’il n’a plus le temps devant lui.
Le développement de la production s’est entièrement vérifié jusqu’ici en tant qu’accomplissement « de l’économie politique : développement de la misère, qui a envahi et abîmé le milieu même de la vie. La société où les producteurs se tuent au travail, et n’ont qu’à en contempler le résultat, leur donne franchement à voir, et à respirer, le résultat général du travail aliéné en tant que résultat de mort. Dans la société de l’économie sur-développée, tout est entré dans la sphère des biens économiques, même l’eau des sources et l’air des villes, c’est-à-dire que tout est devenu le mal économique, « reniement achevé de l’homme » qui atteint maintenant sa parfaite conclusion matérielle. Le conflit des forces productives modernes et des rapports de production, bourgeois ou bureaucratiques, de la société capitaliste est entré dans sa phase ultime. La production de la non-vie a poursuivi de plus en plus vite son processus linéaire et cumulatif ; venant de franchir un dernier seuil dans son progrès, elle produit maintenant directement la mort.
La fonction dernière, avouée, essentielle, de l’économie développée aujourd’hui, dans le monde entier où règne le travail-marchandise, qui assure tout le pouvoir à ses patrons, c’est « la production des emplois ». On est donc bien loin des idées progressistes du siècle précédent sur la diminution possible du travail humain par la multiplication scientifique et technique de la productivité, qui était censée assurer toujours plus aisément la satisfaction des besoins « antérieurement reconnus par tous comme réels », et sans « altération fondamentale » de la qualité même des biens qui se trouveraient disponibles. C’est à présent pour produire des emplois, jusque dans les campagnes vidées de paysans, c’est-à-dire pour utiliser du travail humain en tant que travail aliéné, en tant que salariat, que l’on fait « tout le reste » ; et donc que l’on menace stupidement les bases, actuellement plus fragiles encore que la pensée d’un Kennedy ou d’un Brejnev, de la vie de l’espèce.
Le vieil océan est en lui-même indifférent à la pollution ; mais l’histoire ne l’est pas. Elle ne peut être sauvée que par l’abolition du travail-marchandise. Et jamais la conscience historique n’a eu autant besoin de dominer de toute urgence son monde, car l’ennemi qui est à sa porte n’est plus l’illusion, mais sa mort.
Quand les pauvres maîtres de la société dont nous voyons le déplorable aboutissement , bien pire que toutes les condamnations que purent fulminer autrefois les plus radicaux des utopistes, doivent présentement avouer que notre environnement est devenu social ; que la gestion de tout est devenue une affaire directement politique, jusqu’à l’herbe des champs et la possibilité de boire, jusqu’à la possibilité de dormir sans trop de somnifères ou de se laver sans souffrir d’allergies, dans un tel moment on voit bien aussi que la vieille politique spécialisée doit avouer qu’elle est complètement finie.
Elle est finie dans la forme suprême de son volontarisme : le pouvoir bureaucratique totalitaire des régimes dits socialistes, parce que les bureaucrates au pouvoir ne se sont même pas montrés capables de gérer le stade antérieur de l’économie capitaliste. S’ils polluent beaucoup moins - les États-Unis à eux seuls produisent 50 % de la pollution mondiale -, c’est parce qu’ils sont beaucoup plus pauvres. Ils ne peuvent, comme par exemple la Chine, en y bloquant une part disproportionnée de son budget de misère, que se payer la part de pollution de prestige des puissances pauvres ; quelques redécouvertes et perfectionnements dans les techniques de la guerre thermonucléaire, ou plus exactement de son spectacle menaçant. Tant de pauvreté, matérielle et mentale, soutenue par tant de terrorisme, condamne les bureaucraties au pouvoir. Et ce qui condamne le pouvoir bourgeois le plus modernisé, c’est le résultat insupportable de tant de richesse effectivement empoisonnée. La gestion dite démocratique du capitalisme, dans quelque pays que ce soit, n’offre que ses élections-démissions qui, on l’a toujours vu, ne changeaient jamais rien dans l’ensemble, et même fort peu dans le détail, à une société de classes qui s’imaginait qu’elle pourrait durer indéfiniment. Elles n’y changent rien de plus au moment où cette gestion elle-même s’affole et feint de souhaiter, pour trancher certains problèmes secondaires mais urgents, quelques vagues directives de l’électorat aliéné et crétinisé (U.S.A., Italie, Angleterre, France). Tous les observateurs spécialisés avaient toujours relevé - sans trop s’embarrasser à l’expliquer - ce fait que l’électeur ne change presque jamais d’ « opinion » : c’est justement parce qu’il est l’électeur, celui qui assume, pour un bref instant, le rôle abstrait qui est précisément destiné à l’empêcher d’être par lui-même, et de changer (le mécanisme a été démonté cent fois, tant par l’analyse politique démystifiée que par les explications de la psychanalyse révolutionnaire). L’électeur ne change pas davantage quand le monde change toujours plus précipitamment autour de lui et, en tant qu’électeur, il ne changerait même pas à la veille de la fin du monde. Tout système représentatif est essentiellement conservateur, alors que les conditions d’existence de la société capitaliste n’ont jamais pu être conservées : elles se modifient sans interruption, et toujours plus vite, mais la décision - qui est toujours finalement décision de laisser faire le processus même de la production marchande - est entièrement laissée à des spécialistes publicistes ; qu’ils soient seuls dans la course ou bien en concurrence avec ceux qui vont faire la même chose, et d’ailleurs l’annoncent hautement. Cependant, l’homme qui vient de voter « librement » pour les gaullistes ou le P.C.F., tout autant que l’homme qui vient de voter, contraint et forcé, pour un Gomulka, est capable de montrer ce qu’il est vraiment, la semaine d’après, en participant à une grève sauvage ou à une insurrection.

La soi-disant « lutte contre la pollution », par son côté étatique et réglementaire, va d’abord créer de nouvelles spécialisations, des services ministériels, des jobs, de l’avancement bureaucratique. Et son efficacité sera tout à fait à la mesure de tels moyens. Elle ne peut devenir une volonté réelle, qu’en transformant le système productif actuel dans ses racines mêmes. Et elle ne peut être appliquée fermement qu’à l’instant où toutes ses décisions, prises démocratiquement en pleine connaissance de cause, par les producteurs, seront à tout instant contrôlées et exécutées par les producteurs eux-mêmes (par exemple les navires déverseront immanquablement leur pétrole en mer tant qu’ils ne seront pas sous l’autorité de réels soviets de marins). Pour décider et exécuter tout cela, il faut que les producteurs deviennent adultes : il faut qu’ils s’emparent tous du pouvoir.
L’optimisme scientifique du XIX siècle s’est écroulé sur trois points essentiels. Premièrement, la prétention de garantir la révolution comme résolution heureuse des conflits existants (c’était l’illusion hégélo-gauchiste et marxiste ; la moins ressentie dans l’intelligentsia bourgeoise, mais la plus riche, et finalement la moins illusoire). Deuxièmement, la vision cohérente de l’univers, et même simplement de la matière. Troisièmement, le sentiment euphorique et linéaire du développement des forces productives. Si nous dominons le premier point, nous aurons résolu le troisième ; et nous saurons bien plus tard faire du second notre affaire et notre jeu. Il ne faut pas soigner les symptômes mais la maladie même. Aujourd’hui la peur est partout, on n’en sortira qu’en se confiant à nos propres forces, à notre capacité de détruire toute aliénation existante, et toute image du pouvoir qui nous a échappé. En remettant tout, excepté nous-mêmes, au seul pouvoir des Conseils des Travailleurs possédant et reconstruisant à tout instant la totalité du monde, c’est-à-dire à la rationalité vraie, à une légitimité nouvelle.
En matière d’environnement « naturel » et construit, de natalité, de biologie, de production, de « folie », il n’y aura pas à choisir entre la fête et le malheur mais consciemment et à chaque carrefour, entre mille possibilités heureuses ou désastreuses, relativement corrigibles et, d’autre part, le néant. Les choix terribles du futur proche laissent cette seule alternative : démocratie totale ou bureaucratie totale. Ceux qui doutent de la démocratie totale doivent faire des efforts pour se la prouver à eux-mêmes, en lui donnant l’occasion de se prouver en marchant ; ou bien il ne leur reste qu’à acheter leur tombe à tempérament, car «l’autorité, on l’a vue à l’œuvre, et ses œuvres la condamnent» (Joseph Déjacque).
« La révolution ou la mort », ce slogan n’est plus l’expression lyrique de la conscience révoltée, c’est le dernier mot de la pensée scientifique de notre siècle. Ceci s’applique aux périls de l’espèce comme à l’impossibilité d’adhésion pour les individus. Dans cette société où le suicide progresse comme on sait, les spécialistes ont dû reconnaître, avec un certain dépit, qu’il était retombé à presque rien en mai 1968. Ce printemps obtint aussi, sans précisément y monter à l’assaut, un beau ciel, parce que quelques voitures avaient brûlé et que toutes les autres manquaient d’essence pour polluer. Quand il pleut, quand il y a de faux nuages sur Paris, n’oubliez jamais que c’est la faute du gouvernement. La production industrielle aliénée fait la pluie. La révolution fait le beau temps.
Guy Debord – 1971
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E. Manet – L’arrosoir dans la verdure – 1880 – Crayon noir, lavis gris – Paris, Musée du Louvre
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Café Ironie

La rédaction d’Ironie se réunit au café
« Le Diamant » – 56 rue des Cinq Diamants – XIIIe arrondissement
Le Mardi 19 avril et le Mardi 3 mai de 18h à 20h
Métro : Place d’Italie

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