dimanche 21 octobre 2012

Ironie n°157 - Juin 2011


Ironie     Ironie     Ironie
Interrogation Critique et Ludique n°157 - Juin 2011
http://ironie.free.fr – ISSN 1285-8544
IRONIE : 51, rue Boussingault - 75013 Paris
____________________ 

Laozi à la lettre
(notes de traduction) 


     On rencontre pas mal de jeux de mots dans le texte de Laozi : graphiques (10 : mén kāi hé 門開闔), phoniques (33 : zhī rén zhĕ zhì – zì zhī zhĕ míng - shèng rén zhĕ yoŭ lì – zì shèng zhĕ qiáng - zhī zú zhĕ fù - qiáng xíng zhĕ yoŭ zhì), ou sémantiques, ce que les rhétoriciens appellent antanaclase : pŭ 樸, bois brut, simplicité. Au chapitre 28, c’est le sens abstrait dérivé qui apparaît d’abord (la vertu constante lui vient en suffisance ; il retourne à la simplicité) ; mais juste après, pŭ redevient bois brut (détaillé pour en faire des ustensiles, qì 器, pris eux-mêmes dans le sens propre, puis dans le sens figuré : des fonctionnaires dont l’homme-saint se rend maître). Autant d’accentuations à peine souriantes signalisant ce qui fait la poétique du texte, cette manière incomparable d’exploiter la puissance polysémique de la langue, de son vocabulaire, de sa syntaxe. Traduire est donc impossible, et la tentation univoque d’interpréter le texte est vouée d’avance à l’échec.

                Mes paroles sont très faciles à connaître,
                très faciles à pratiquer :
                sous-le-ciel nul ne peut les connaître,

                nul ne peut les pratiquer

     Pas même Wang Bi, le grand exégète des classiques chinois, le Plotin de Laozi, mort à vingt- trois ans.

*

      Quelques principes de traduction.
      Pas de majuscules (sauf en tête de phrase).
      Pas de guillemets.
      Choisir les mots les plus simples possible. Tout traduire, y compris
dao, yin, yang. Du

chinois, au chap. 64, je ne garde que li, environ 500 m (que je laisse invariable), car je ne trouve pas d’équivalent métrique *. 

      * Mais aujourd’hui je préfère éviter la fuite en avant dans cet exotisme du non-traduit. Cent lieues peut à la rigueur convenir, non mille lieues comme on lit souvent. Ce n’est pas la longue marche de dix mille li dont Mao Zedong annonçait à la veille de sa victoire, en mars 1949, le premier pas : Laozi se situe entre le possible et l’impossible, non dans l’irréel pur ; la tour de neuf étages ne doit pas être un gratte-ciel.
      Autant que possible, conserver les parallélismes, les répétitions, les permutations. Autant que possible, traduire le même mot identiquement.
     Ajouter le moins possible d’explications et d’interprétations. Interpréter le plus discrètement possible, et seulement quand il n’y a pas moyen de ne pas interpréter. Tâcher d’être le plus concis possible. 

*

     Les meilleures traductions françaises de Laozi peuvent se répartir en deux groupes :
     1. Les traductions scientifiques, réalisées par des sinologues (Julien 1842 ; Duyvendak 1953 ; Mathieu 2008). Elles sont indispensables ; elles débroussaillent un texte clairement obscur, orientent son intelligence, proposent telle ou telle interprétation. Mais elles ajoutent des transitions, des relations logiques empruntées aux modes de pensée occidentaux, qui délaient le texte en voulant l’expliquer. J.-J.-L. Duyvendak, un des plus sérieux traducteurs du Laozi, trouvait son laconisme « exaspérant », — et par ailleurs manifestait une hauteur peu taoïste à l’égard des non-spécialistes (dont je suis) qui s’aventurent sur ces plates-bandes réservées et glissantes : « on ne peut que regretter que le Tao-tö-king soit ainsi devenu la victime du pire dilettantisme ».
     Ces travaux de spécialistes ont le défaut de leur vertu. Ils tendent à être, plutôt que des translations, des paraphrases ou des commentaires. Ils dirigent le texte vers un sens que le traducteur croit y trouver ; ils dissimulent son ambivalence, sa polysémie, son flou et son obscurité. Ils se placent du côté d’un supposé contenu sémantique, perdent la charge oraculaire, fulgurante, poétique. Ils offrent le spectacle d’un félin empaillé, dont on perçoit la forme et parfois le squelette, mais dont la force et la grâce du mouvement ont disparu. Ils donnent souvent l’impression d’ânonner le texte avec peine *.
     * Jean Levi : « On pourrait dire du Tao ce que Dante dit de la langue italienne : telle la panthère odorante, son parfum est partout et son gîte nulle part » (redolentem ubique et necubi apparentem — De vulgari eloquentia, I, XVI).
     2. Les traductions poétiques, parfois dues à des hommes d’Église (l’oratorien Houang, le jésuite Larre). Elles ont la séduction et la trouvaille astucieuse qui manquent aux précédentes, mais elles évacuent les mots-charnières (gu aussi/ainsi, shi yi c’est pourquoi, qui ne sont pas toujours des marqueurs de cause), les répétitions, les parallélismes, les permutations verbales. Elles sont intéressées : à coups de majuscules, la Voie, le Nom, l’Un, la Mère, l’Enfançon, le Sage, les Saints, l’Illumination, le Mystère, l’Esprit, le Ciel, le Principe, Elle (= la Voie), et de termes lourdement chargés, éternel, immaculé, infini, vue intérieure, elles ont un parfum d’eau bénite. Elles sont quelquefois tendancieuses (« Devant la Porte du Ciel / Qui s’ouvre et se referme / Pouvez-vous renoncer à la femelle » — 10, trad. Larre), et souvent de bon ton : « Le Sage ne va pas mal c’est son mal qui va mal / Quant à lui-même il va fort bien » (71, trad. Houang et Leyris). Elles sont au texte du Laozi ce que les peintures du jésuite Castiglione étaient aux paysages spirituels ou échevelés des 12e et 13e siècles chinois.
     Scientifiques ou poétiques, ces traductions manquent la lettre du texte. Cette lettre obscure, incompréhensible, intraduisible, est le défi à relever. Il est voué à la perte, mais la perte est aussi la voie de la voie : « qui agit dans la voie perd chaque jour » (48).
     La France, qui a inauguré avec Guillaume Pauthier, et surtout Stanislas Julien, les traductions occidentales modernes de Laozi, a depuis laissé le champ libre aux anglo-saxons. Les meilleures traductions scientifiques (Henricks) ou poétiques (Addiss et Lombardo) n’ont pas d’équivalent dans notre langue. 


     Ce qui me motive est une rythmicité du texte ; pas un rythme (la scansion qui domine le texte chinois, trois, quatre ou cinq syllabes, est impossible à reproduire), mais une appréhension
rythmique — une régularité dans l’irrégularité dans la régularité —, le swing qui manque tant aux traductions savantes. Et parfois aux autres. 

     Toujours s’efforcer de traduire identiquement les termes clefs : dao, de, chang (constant), yu (désir), xuan (obscur) : c’est le seul moyen de maintenir quelque chose de leur variabilité sémantique, de leur instabilité, parfois de leur ambivalence. Pour you et wu (il y a, il n’y a pas), cela n’a pas été possible.
     Mais si l’on ne peut éviter l’être, on peut du moins éviter le non-être.
     (Au chapitre des trente rayons, je ne suis pas arrivé à rendre l’opposition du wu et du you (à cause de son il-n’y-a-pas, il y a l’utilité du char.) 


     La plupart des termes que nous jugeons positifs sont marqués ici d’une double valeur, plus et moins : force, plein, haut, savoir, même sagesse ; perte, bas, stupidité, faiblesse sont valorisés, mais pas toujours : tout, jusqu’à l’étrange, jī, est pris dans un flux et reflux de bien et de non-bien. La voie seule échappe à toute valence, est impossible à marquer d’un signe. Elle fuit la valeur comme elle fuit le nom : elle en a tant, aucun ne convient à sa fuyante constance. 


     Ne pas craindre de recourir à l’étymologie, même en forme de private joke :
     35 : ce qui de la voie débouche (dao zhi chu kou, ce qui sort de la bouche de la voie) ; 28 : n’esquinte pas (ge : couper, blesser ; exquintare, couper en cinq) ; 1 : frayer * (dao : voie/parler).
     (* Mais aujourd’hui je préfère tracer : équivalent graphique de l’énonciation du dao, dao ke dao. C’est le moindre mal que j’ai pu rencontrer.)
     Ne pas craindre les archaïsmes, les régionalismes (craindre de, appliqué à une chose (39) : dans les Cévennes, où la langue des paysans est infléchie par la lecture des anciennes Bibles de camisards, on dit, d’une vigne : « ça craint de périr ») ; ni les anacoluthes, même violentes. En traduisant le chap. 9 (« Tenir un vase et trop remplir »), je pensais, non seulement à Pascal et à La Fontaine (« Et pleurés du vieillard, il grava sur leur marbre »), mais à la Femme du vidangeur, telle que citée dans Tropique du Cancer.
     L’anacoluthe donne à la langue un aspect coupant, en arêtes ; assez en accord avec le chinois, je trouve. 


     Wilhelm von Humboldt, Lettre à M. Abel-Rémusat sur la nature des formes grammaticales en général, et sur le génie de la langue chinoise en particulier, Paris, Dondey-Dupré, 1827, p. 44-45 (éd. Rousseau-Thouard, Septentrion, 1999, p. 150-1) : « ... dans deux propositions, dépendantes l’une de l’autre, les conjonctions qui indiquent leur dépendance sont le plus souvent supprimées. La phrase chinoise perd de son originalité, si on essaie de les rétablir. Toutes les fois que l’on comparera des traductions de passages chinois au texte, on trouvera qu’on a toujours eu soin d’y lier les idées et les propositions que la langue chinoise se contente de placer isolément. Les termes chinois reçoivent précisément un plus grand poids par cet isolement, et on est forcé de s’y arrêter davantage pour en saisir tous les rapports. La langue chinoise abandonne au lecteur le soin de suppléer un grand nombre d’idées intermédiaires, et impose par là un travail plus considérable à l’esprit. » 


     Le sinologue suisse Jean François Billeter voudrait qu’on traduise du chinois en cinq étapes méthodiques. Ce serait transformer le Laozi en mécanique de précision, sinon en coucou helvétique *.
     * Il appelle ça des opérations. « La cinquième et dernière opération consiste à retravailler tout le texte, à régler l’enchaînement des phrases..., à resserrer et alléger le style en éliminant les répétitions et les mots superflus », etc. (Études sur Tchouang-tseu, 218). Bref, à franciser, ou plutôt à suissiser un texte où le superflu n’est jamais superflu, où les répétitions de mots sont consubstantielles à la tonalité du texte, à sa combinatoire, à sa carrure dépourvue d’angles. 


     On peut traduire avec détachement, comme ferait un historien qui s’occuperait d’un texte nazi sans sympathie particulière ; mais on peut traduire avec affection ou fascination. Je suis fasciné par Laozi depuis longtemps, et je tâche que cela passe dans l’essai de traduction auquel je me livre. Être fasciné ne veut pas dire adhérer en tout ; je n’aime pas son obscurantisme, son passéisme, ses manipulations du pouvoir, tout ce qui a pu intéresser divers fascismes (Julius Evola, qui l’a deux fois traduit). Mais il y a là cette logique paradoxale, cette fulgurance calme, ce constant rejet de valeurs dont la folie mène le monde d’aujourd’hui à sa perte.
     Klee assignait à Dostoïevski l’enfer (celui de Dante), à Voltaire le purgatoire, à Laozi le paradis. Mais pour moi, Laozi est enfer, purgatoire et paradis tout ensemble. 


     Un traducteur du Laozi a beau, à la frontière des deux langues, être sérieux et policé, bon gré mal gré il introduit en contrebande des termes et des rapports logiques absents du texte, parfois soulignés d’un « c’est que ». Soit le début du chapitre 2 ; le plus souvent, cela donne :
     
     Dans le monde, lorsque tous les hommes ont su apprécier la beauté (morale), alors la laideur (du vice) a paru.
     Lorsque tous les hommes ont su apprécier le bien, alors le mal a paru (Julien).

     Quand chacun tient le beau pour beau vient la laideur
     Quand chacun tient le bien pour bien viennent les maux (Houang-Leyris).

     Sous le ciel, tous savent que dès lors que le beau est jugé comme beau apparaît le laid.
     Tous savent que dès lors que le bon est jugé comme bon apparaît le mauvais (Mathieu, qui ajoute en note : « La traduction suit la glose de Wang Bi. On ne peut avoir l’idée du beau qu’après avoir vu du non-beau. » Ici la raison vacille, car dans la traduction ce serait plutôt avant — d’ailleurs Wang Bi ne dit rien quant à l’antériorité de l’un ou de l’autre).

     C’est parce que chacun reconnaît
     le beau pour beau, qu’il y a le laid,

     C’est parce que tous savent
     ce qu’est le bien, qu’il y a le mal (Levi).


     It is because every one under Heaven recognizes beauty as beauty, that the idea of ugliness exists.
     And equally if every one recognized virtue as virtue, this would merely create fresh conceptions of wickedness (Waley : étrange asymétrie des modes).
     
     Everyone recognizes beauty
          only because of ugliness
     Everyone recognizes virtue
          only because of sin (Star). 

     That the social world knows to deem the beautiful as ‘beautiful’ simply creates the ‘ugly.’
That the social world knows to deem worth as ‘worthy’ simply creates ‘worthlessness’ (Hansen). 

     Al mundo, chiunque riconosce del bello la bellezza, ed ecco spuntar la bruttezza ;
     Chiunque riconosce la bontà e questo fa sí che vi siano cose non buone (Andreini).

     Or on ne trouve dans le texte ni laid ni mal, mais e/wu (ce qu’on déteste ou qui dégoûte) et bu shan (pas bien) ; on ne trouve pas que la reconnaissance du beau comme beau est la cause de l’apparition du laid, ni sa conséquence (Star). On pourrait imaginer plutôt une coexistence de cette reconnaissance et de cette apparition, peut-être une causalité réciproque, comme le suggère avec insistance la suite du chapitre. Quelque chose comme : il y a du laid quand on connaît le beau comme beau, mais aussi : à cause du laid on connaît le beau comme beau. Rebours, retour, fan, fugui, reviennent régulièrement dans le texte : « Le retour est le mouvement de la voie » (40).

     (La solution de Liou est plus intéressante (Tout le monde sait que la beauté est belle. / Voilà ce qui fait sa laideur) mais pas trop convaincante.)

     Les plus justes restent encore Lau, LaFargue et surtout Lynn, et en français, malgré l’« ainsi » qui force le texte, Duyvendak :
     Tous dans le monde reconnaissent le beau comme beau : ainsi est admis le laid.
     Tous reconnaissent le bien comme bien : ainsi est admis le non-bien.

     Pour ma part, je traduis de mon mieux (mais ce n’est pas bien) :
     Sous-le-ciel tous connaissent le beau du beau : le repoussant est là.
     Tous connaissent le bien du bien : le non-bien est là.

     Quand il est question de mal (71), c’est un mal physique (bing), qui ne peut atteindre juste que le mal même (bing bing). 


     Le P. Larre, entre autres responsable du monumental dictionnaire Ricci de la langue chinoise, connaît et rend le texte à la perfection, mais avec des surprises de lecture. Au chap. 16 de sa traduction, on trouve : 

     Connaître le Constant donne accès à l’Infini L’Infini à l’Universel
     L’Universel à la Royauté
     La Royauté au Ciel

     Le Ciel à la Voie
 

     Il traduit ainsi les mots
     知常容,   容乃公, 
     公乃王,   王乃天, 
     天乃道

     que pour ma part je rends ainsi (pas bien)

     Connaissant le constant, on est tolérant ;
     tolérant, on est équitable ;
     équitable, on est royal ;
     royal, on est céleste ;

     céleste, on est comme la voie. 

     Le texte joue avec les mots ; róng容, gōng公, wáng王, tiān天, dào道, désignent un contenant, un équitable (titre de duc-fonctionnaire), un roi, le ciel, la voie ; il suggère une hiérarchie ascensionnelle. Donne accès n’est pas mal, mais je proteste contre l’Infini et l’Universel. (Pas de variante textuelle ici, sauf une, un peu plus loin, concernant le roi.)
     François Cheng, préfaçant le livre, écrivait : « Il convient de souligner que l’approche, chez l’auteur, de la pensée taoïste demeure liée à sa foi chrétienne. Là encore on pourrait se demander si cet éclairage particulier ne l’a pas entraîné à déformer la pensée qu’il traitait. Je crois pouvoir affirmer, après la lecture du livre, que cette crainte n’est pas fondée. »

     En 1842, Julien traduisait ainsi :
     Celui qui sait être constant a une âme large.
     Celui qui a une âme large est juste.
     Celui qui est juste devient roi.
     Celui qui est roi s'associe au ciel.

     Celui qui s'associe au ciel imite le Tao.
 

*

     La récente version française de Mathieu est pour moi d’une utilité sans égale, mais c’est une traduction de fonctionnaire, instrumentale — je pense au texte de Laozi où qi, instrument, désigne aussi les fonctionnaires, métonymiquement et métaphoriquement. (Confucius : « Un gentleman n’est pas un ustensile. ») Un fonctionnaire ne sort pas de son cadre institutionnel, quoi qu’il fasse ; traduisant Laozi, le résultat est désespérant, sans élan, sans rythme, avec du plomb aux semelles.

*

     Attention en traduisant à la répartition des formules négatives : deux fois (2, 43), on trouve wu wei (sans-agir) à côté de bu yan (non-parler) ; au chapitre 37 on passe du sans-désir (wu yu) au non-désir (bu yu), et au suivant du bu de au wu de. Cette répartition est de nature syntaxique (bu met le terme suivant en position verbale), mais aussi sémantique ; cf. Ryckmans, les Entretiens de Confucius, p. 121. 

*

     Le génie des auteurs du Laozi — l’un de leurs génies — consiste à exploiter les vertus de la langue chinoise ancienne, l’indétermination relative du sens provoqué par l’absence de flexions :
pas de genre, de cas, de nombre, de mode, de temps, etc., peu de rapports de subordination, et guère de distinction des catégories grammaticales. Antoine-Isaac Silvestre de Sacy, rendant compte de la Lettre de Humboldt à Rémusat sur le génie de la langue chinoise, remarquait à ce propos : « S’il faut admettre dans toute son étendue le fait avancé ici, il est impossible de n’en pas conclure que la suppression des particules qui devroient exprimer la liaison des propositions et leur subordination, dans une langue sur-tout où les verbes n’ont point de modes, rend le discours obscur, spécialement lorsqu’il n’est point écrit, et que les esprits grossiers et peu exercés au raisonnement doivent fréquemment comprendre mal ce qu’ils lisent et ce qu’ils entendent. Mais, avant de porter un jugement sur la langue en elle-même, d’après une semblable observation, il faudroit examiner si c’est elle qui manque en effet des particules propres à exprimer les rapports, ou si ce ne sont pas les écrivains qui, pour donner à leur style une tournure sentencieuse et énigmatique, un air de gravité, d’autorité, de profondeur, aiment à supprimer ces particules, comme des béquilles inutiles aux intelligences fortes, exercées, et dont la marche est ferme et assurée. Je suis fort porté à penser que ce dernier cas est le vrai : en effet, j’observe cette même affectation de supprimer les signes des rapports, dans d’autres langues qui ne manquent nullement de cette ressource. J’en trouverois des exemples sans nombre, en hébreu, dans les Proverbes, dans l’Ecclésiaste, et, en arabe, dans l’Alcoran... l’écrivain sacré, qui pouvoit aisément déterminer sa pensée d’une manière plus précise, a préféré employer une forme d’expression qui exige plus d’efforts de la part de celui qui veut la comprendre. » (Journal des Savans, février et mars 1828, p. 143 ; repris dans l’éd. Rousseau-Thouard de la Lettre, p. 209-210.) Cette position pourrait être confirmée par la découverte, en 1973, des manuscrits sur soie de Mawangdui (v. ~ 200) : là, le livre de la voie s’ouvre sur les mots

               dao ke dao ye - fei heng dao ye
               ming ke ming ye - fei heng ming ye
               wu ming - wan wu zhi shi ye
               you ming - wan wu zhi mu ye
               gu heng wu yu ye - yi guan qi miao

               heng you yu ye - yi guan qi suo jiao.

     Les scribes qui par la suite établirent l’édition classique du texte, entre autres modifications, supprimèrent ici les huit occurrences de la particule yĕ 也, suppression qui dans les v. 3 à 6 rend incertaine la césure, la syntaxe et le sens de la phrase : you ming, wan wu... (avec nom, c’est la mère des dix-mille-êtres), ou you, ming wan wu... (ce qu’il y a, nomme la mère) : cf. Henricks 1989, 188-9; Andreini 2004, 198. Peut-être par souci de renforcer l’aspect oraculaire d’un texte devenu canonique, et d’obscurcir l’obscur, comme il est dit à la fin du chapitre (xuan zhi you xuan). C’est ainsi que Mallarmé disait vouloir mettre dans son texte « un peu d’ombre », « un peu d’obscurité ». En xuan, obscur et mystère s’ouvrent l’un à l’autre : vouloir établir ce que ça veut dire, comme le font tant de traducteurs, procède d’un désir qui va contre le jeu du livre. C’est le désir d’un sens unique, d’une raison qui dans notre langue identifie raison et cause. La raison paradoxale du Laozi suit une autre voie *, celle d’une évidence à soi-même sans cause, simplement revêtue d’un semblant trompeusement modeste.
     * La raison de Laozi ne recule pas devant la contradiction. Au chap. 2, être et rien, il y a et il n’y a pas, se font naître l’un l’autre, you wu xiang shen ; au chap. 40 (chapitre central, et le plus court, juste deux lignes), il y a naît de il n’y a pas, l’être naît du rien, you sheng yu wu. Peu après : « La voie lumineuse semble obscure ; la voie qui avance semble reculer. » 

*

     Fong Yeou-lan, Précis d’histoire de la philosophie chinoise, 1948 ; trad. fr. Payot 1952, rééd. Le Mail, [Aix-en-Provence], 1985, p. 35 :

                                                          « L’OBSTACLE DE LA LANGUE.
     Il est difficile d’acquérir une intelligence complète des écrits philosophiques, quand on ne sait pas les lire dans leur texte original. La langue représente, en effet, un obstacle. Du fait du caractère suggestif des écrits philosophiques chinois, l’obstacle en devient même plus redoutable, si bien que ces écrits sont à peu près intraduisibles. La traduction leur fait perdre leur puissance suggestive, c’est-à-dire qu’elle leur fait perdre beaucoup.
     Une traduction n’est, après tout, qu’une interprétation. Traduire une sentence, disons du Lao-tseu, n’est que donner une interprétation personnelle de sa signification ; c’est ne rendre compte que d’une seule idée, tandis qu’en réalité l’original en peut contenir une foule d’autres. L’original était suggestif; la traduction ne l’est pas et ne peut l’être : elle perd ainsi beaucoup de la richesse totale du texte.
     Il y a bien des traductions du Lao-tseu et des Entretiens de Confucius, dont chaque auteur a jugé peu satisfaisantes celles des autres. Si bien faite que soit une traduction, elle est forcément plus pauvre que l’original. Il faut une combinaison de toutes celles déjà faites et de bien d’autres qui ne le sont pas encore, pour révéler la richesse du Lao-tseu et du Tchouang-tseu dans leur forme originale.
     Au Ve siècle ap. J.-C. Kumârajîva, un des plus grands traducteurs de textes bouddhiques en chinois, disait que faire une traduction est comme mâcher de la nourriture destinée à autrui. Qui ne peut pas la mâcher soi-même, doit se faire donner de la nourriture déjà mâchée. Après une telle opération, elle sera, bien sûr, plus pauvre en goût et en saveur que la nourriture originale. »

 Jean-Claude Lebensztejn, 2009 

Traductions mentionnées

Stanislas Julien, 1841-42
Arthur Waley, 1934
François Houang, Pierre Leyris, 1949/1979
Jan Julius Lodewijk Duyvendak, 1953
Din Cheuk Lau, 1963 ; 1982/1989 (ms. Mawangdui)
Liou Kia-hway, 1967/1980
Claude Larre, 1977
Robert G. Henricks, 1989 (ms. Mawangdui)
Michael LaFargue, 1992
Stephen Addiss, Stanley Lombardo, 1993
Richard John Lynn, 1999 (avec le commentaire de Wang Bi) Jonathan Star, 2001
Attilio Andreini, 2004 (ms. Mawangdui)
Jean-Claude Lebensztejn, 2006/2009
Rémi Mathieu, 2008
Chad Hansen, 2009
Jean Levi, 2009 (ms. Mawangdui)


***
Jeu de traductions


35
執大象天下往。
往而不害安平太。
樂與餌,過客止。
道之出口淡乎其無味。
視之不足見。
聽之不足聞。
用之不足既。

Le Saint garde la grande image (le Tao), et tous les peuples de l’empire accourent à lui.
Ils accourent, et il ne leur fait point de mal ; il leur procure la paix, le calme et la quiétude.
La musique et les mets exquis retiennent l’étranger qui passe.
Mais lorsque le Tao sort de notre bouche, il est fade et sans saveur.
On le regarde et l’on ne peut le voir ; on l’écoute et l’on ne peut l’entendre ; on l’emploie et l’on ne peut l’épuiser. 

Trad. S. Julien, 1842 



Celui qui détient la grande image, tout le monde accourt à lui. Ceux qui accourent ne subissent pas de tort, mais demeurent en paix et union (avec le ciel et la terre).
La musique et les appâts font s’arrêter un étranger qui passe. Mais les paroles qu’on dit sur la Voie, comme elles sont fades et sans saveur ! Regardée, elle ne vaut pas qu’on la voie ; écoutée, elle ne vaut pas qu’on l’entende. Mais employée, elle ne peut être épuisée. 

 Trad. J. J. L. Duyvendak, 1953


Celui qui détient la Grande Image
peut parcourir le monde.
Il le fait sans danger,
partout il trouve paix, équilibre et tranquillité.


La musique et la bonne chère
attirent les passants,
mais ce qui émane du Tao

est monotone et sans saveur.

On regarde le Tao,
Cela ne suffit pas pour le voir.
On l’écoute,
Cela ne suffit pas pour l’entendre.
On le goûte,
Cela ne suffit pas pour en trouver la saveur.
Trad. Liou Kia-hway, 1967


Qui possède le Grand Symbole
Fait accourir les êtres sous le Ciel
Ils accourent et n’éprouvent aucun mal
Ils trouvent la sécurité d’une paix immense

Musique et mets choisis
Arrêtent en chemin un quelconque passant

Mais la Voie qui sort d’une bouche humaine
Comme elle paraît fade et sans goût

On a beau regarder elle n’offre pas à voir
On a beau écouter elle n’offre pas à entendre

Oui mais à qui en use elle s’offre inépuisable
Trad. C. Larre, 1977



Qui possède le Grand Symbole
Tous s’en vont à lui sous le ciel
Ils n’en reçoivent nul dommage
Mais sécurité paix et joie
La musique et la bonne chère
Savent racoler les passants
Mais les paroles de la Voie
Étant sans ragoût ni saveur,
Tu le regardes sans le voir
Et tu l’écoutes sans l’entendre
Tout inépuisable qu’il soit.
Trad. F. Houang, P. Leyris, 1979



Qui détient la grande image,
sous-le-ciel on accourt à lui.
On accourt, mais pas de dommage ;

bonheur et paix en abondance.
Les musiques et les douceurs
font s’arrêter les passants ;
ce qui de la voie débouche
est si fade et sans saveur !

Regardant, on ne peut la voir ;
écoutant, on ne peut l’entendre ;
mise en œuvre, on ne peut l’épuiser.
Trad. J.-C. Lebensztejn, 2009


Qui détient l’image suprême
attirera à lui l’empire.
Il viendra à lui et sera à l’abri du malheur.

Grandes seront sa paix et sa joie.
Musique et ripailles arrêtent le passant,
Mais dès qu’on parle de la Voie,
Tous s’écrient : « C’est fade ! c’est insipide ! »

La regardant, elle est invisible,
l’écoutant, elle est inaudible,
l’utilisant, elle est alors inépuisable. 
Trad. J. Levi, 2009



70
吾言甚易知、
甚易行。
天下莫能知、
莫能行。
言有宗、
事有君。
夫唯無知,
是以我不知。
知我者希,
則我者貴。
是以聖人
被褐懷玉。

Mes paroles sont très faciles à comprendre, très faciles à pratiquer.
Dans le monde personne ne peut les comprendre, personne ne peut les pratiquer.
Mes paroles ont une origine, mes actions ont une règle.
Les hommes ne les comprennent pas, c’est pour cela qu’ils m’ignorent.
Ceux qui me comprennent sont bien rares. Je n’en suis que plus estimé.
De là vient que le Saint se revêt d’habits grossiers et cache des pierres précieuses dans son sein.

 Trad. S. Julien, 1842



Mes préceptes sont très faciles à comprendre
et très faciles à pratiquer.
Mais nul ne peut les comprendre
ni les pratiquer. 


Mes préceptes ont leur principe,
mon action a sa direction.
Mais nul ne les comprend
et je reste inconnu du monde.


Rares sont ceux qui me connaissent, 
Nobles sont ceux qui me suivent.
Le saint, sous ses vêtements grossiers, 

garde un jade en son sein. 
Trad. Liou Kia-hway, 1967 


Mes paroles sont si faciles à comprendre
Si faciles à mettre en pratique
Personne ne les comprend
Personne ne les pratique


Ces paroles ont un Ancêtre
Cette pratique a un Seigneur
On ignore l’un comme l’autre
Alors moi aussi on m’ignore 

Si peu me connaissent
Qui me suit en devient estimable

C’est ainsi que les Saints
Vêtus de grosse toile
Cachaient en eux un jade
Trad. C. Larre, 1977


Facile à comprendre mon dire
Facile à pratiquer
Mais nul pour le comprendre

Nul pour le pratiquer

Mon dire a son Ancêtre
Mon faire son Seigneur
Si la foule ne le sait
Comment me saurait-elle 

Rares sont ceux qui me savent
Plus nobles qui me suivent
Rude-vêtu le Sage
Garde un jade en son sein.
Trad. F. Houang, P. Leyris, 1979



Ma doctrine est extrêmement facile à comprendre,
Extrêmement facile à mettre en pratique.
Pourtant, personne, sous le ciel, n’est capable de la comprendre,
Et personne n’est capable de la mettre en pratique.
Cette doctrine a un fondement ;
Cette doctrine a un maître.
Ce n’est donc que par manque d’intelligence
Qu’on ne me comprend pas.
Ceux qui me comprennent sont rares,
C’est la raison pour laquelle ceux qui me prennent pour modèle sont d’autant plus honorables.

C’est la raison pour laquelle l’homme saint
Pose sur son épaule un drap grossier, mais porte sur son sein un vrai jade.

Trad. R. Mathieu, 2008



Mes paroles sont très faciles à connaître,
très faciles à pratiquer :
sous-le-ciel nul ne peut les connaître,

nul ne peut les pratiquer.
Mes paroles ont un ancêtre, mes actions ont un seigneur.
Parce qu’on est sans connaître,
c’est pourquoi, on ne me connaît pas.
Rares sont ceux qui me connaissent,

précieux ceux qui me suivent.
C’est pourquoi : l’homme-saint
porte un vêtement de bure
et garde un jade en son sein.
Trad. J.-C. Lebensztejn, 2009

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