lundi 15 octobre 2012

Ironie n°163 - Mai/Juin/Juillet/Août 2012

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Interrogation Critique et Ludique n°163 – Mai/Juin/Juillet/Août 2012
http://ironie.free.fr – ISSN 1285-8544
IRONIE : 51, rue Boussingault - 75013 Paris

Manet, l’art de la guerre

Edouard Manet – Le Déjeuner – 1868 – Neue Pinakothek de Munich


Le 19 juillet 1870, la France déclare la guerre à la Prusse ; le 2 septembre, elle perd la bataille de Sedan, Napoléon III est fait prisonnier. Devant l’avancée de l’armée prussienne, les troupes françaises se massent à Paris. Comme nombre de ses compatriotes, Édouard Manet, 38 ans, s’engage alors dans la Garde nationale. Il vivra dans la capitale durant toute la durée du siège de Paris. Pendant cette période, il écrit un grand nombre de lettres, notamment à sa femme. Nous en présentons ici un choix, qui prépare une édition complète de la correspondance du peintre, par Juliet Wilson-Bareau et Samuel Rodary.
_______________________

17 – À Théodore Duret

Paris, le 7 7bre [septembre 1870]
                   Mon cher Duret,

Je reçois votre carte à l’instant. Je suis obligé de garder la chambre, j’ai des clous contractés dans mon nouveau métier de cavalier1.
Tout à vous.
Ed. Manet
Si vous avez un moment, venez me voir.

Musée du Louvre, Département des arts graphiques

1. Après la défaite de Sedan (2 septembre), la perspective d’un siège de Paris par les Prussiens devenant plus précise, Manet s’est engagé dans la Garde nationale.

19 – À Éva Gonzalès

Paris 10 7bre [septembre 1870]
                   Chère Mademoiselle,

Ma mère et ma femme sont parties depuis Jeudi. Je les ai envoyées, accompagnées de Léon, dans les Basses-Pyrénées1 où elles seront j’espère bien en sûreté. Je crois que nous malheureux Parisiens, nous allons assister en acteurs à quelque chose d’épouvantable – c’est la mort, l’incendie, le pillage, le carnage si l’Europe n’arrive pas à temps pour s’interposer.
Il arrive en ce moment des masses de mobiles de tous les coins de la France qui demeurent chez l’habitant ou campent sur les places et les boulevards. Paris est navrant à voir, beaucoup de personnes s’en vont. Les femmes ont raison, autant ne pas avoir les inquiétudes, les misères et les dangers que peut entrainer un siège. Madame Stevens2 est à Bruxelles, Mme et Mlle Morisot restent je crois, Mr étant obligé de rester. Du reste, les pauvres gens n’ont pas de nouvelles de leur fils3. Champfleury4 est parti. C’est une débâcle, on se bat aux gares pour partir5.
Je m’empresse de vous répondre car tout va être bouleversé sans doute, toutes les communications interrompues6. Écrivez à Suzanne. Je crois que les communications sont interrompues sur les fils du chemin du midi, car elle devait m’envoyer un télégramme pour me dire son arrivée, et je n’ai rien reçu.
Adieu, chère Mademoiselle, ou plutôt au revoir. Veuillez être auprès de votre maman et de votre sœur l’interprète de mes meilleurs sentiments et croire vous-même à mon amitié.
Édouard Manet
Mme Manet à Oloron-st-Marie chez Mr de Lailhacar, Basses-Pyrénées

Voila bien les communications interrompues, mais vous m’excuserez, à cause des circonstances.

Musée des lettres et manuscrits

1. À Oloron-Sainte-Marie, dans les actuelles Pyrénées-Atlantiques (à l’époque Basses-Pyrénées), où, le 8 septembre, la femme du peintre, Suzanne Manet, était partie se réfugier, en compagnie de son fils, Léon Leenhoff, et de sa belle-mère.
2. Le peintre belge Alfred Stevens (1828-1906) envoya sa famille à Bruxelles et resta à Paris (avec sa mère) où il s’engagea pour sa patrie d’adoption.
3. Contrairement à ses sœurs, Berthe Morisot est restée à Paris avec ses parents.
4. L’écrivain Champfleury (1821-1889) que Manet côtoie depuis le début des années 1860.
5. On estime à environ 100 000 le nombre de Parisiens ayant quittés la capitale à l’approche des Prussiens. Une diminution de population largement compensée par l’afflux d’habitants de la banlieue venus se réfugier à l’intérieur des lignes françaises, et l’arrivée massive de soldats, marins et mobiles de province. Durant le siège, ce sont ainsi quelque 2,2 millions d’âmes qui se trouvent à Paris.
6. Le 19 septembre, Paris est assiégée ; le 27, toute communication télégraphique entre Paris et la province est interrompue après la coupure par l’ennemi de l’ultime câble télégraphique immergé dans la Seine.


21 – À Suzanne Manet
Paris dimanche [11 septembre 1870]
                   Ma chère Suzanne,

Comment se fait-il que nous n’ayons pas de nouvelles de vous ? Je sais cependant qu’il n’y a pas eu d’accident sur la voie. M. Suarez est venu hier soir inquiet aussi. Du reste il va falloir s’attendre à des interruptions très grandes dans les communications, aussi ne pas t’en inquiéter, il se peut que nous nous portions très bien et que nos lettres ne puissent pas arriver. Les préparatifs de défense sont formidables. On dit qu’ils croient trouver leur tombeau sous les murs de Paris, cela se pourrait bien.
Jules1 part ce matin pour aller vous retrouver, nous avons déjeuné chez lui hier. S’il y avait crainte d’incendie de notre côté, je ferai transporter les pianos2 chez lui. Je ne crois pas que les bombes aillent jusque-là – je lui ai confié la montre de maman.
Dis-lui aussi que j’ai porté ses titres au trésor.
Il est arrivé pour toi une lettre de Mademoiselle Gonzalès. Je l’ai ouverte et je lui ai envoyé ton adresse. Nous sommes allés hier soir avec Eugène faire une petite visite aux Morisot3.
Comment vous trouvez-vous là-bas ?
Écris-moi le plus tôt possible car il se pourrait bien qu’on ne puisse pas avoir souvent de nouvelles. Sauf les soldats, il n’y a plus grand monde à Paris, mais je crois que les absents le paieront cher.
J’ai vu que Léon4 avait oublié une de ses chemises de laine ; s’il en a besoin tu pourras en acheter là-bas.
Adieu, embrasse maman pour moi. Je t’enverrai les journaux tous les jours, vous serez au moins au courant des nouvelles tant qu’il sera possible.
Je t’embrasse comme je t’aime.
Édouard Manet
Fondation Custodia

1. Jules de Jouy, cousin de Manet.
2. Suzanne Manet était pianiste.
3. Le lendemain de cette visite, la mère de Berthe Morisot écrivait à sa fille Edma : « Le récit que les frères Manet nous ont fait de toutes les horreurs par lesquelles nous risquons de passer était presque à décourager les gens les plus solides. Tu connais leurs exagérations accoutumées ; dans ce moment ils voient tout au plus noir […] Les Manet disaient à Berthe : “Vous serez bien avancée quand vous serez blessée aux jambes ou défigurée.” » Eugène Manet (1833-1892), frère du peintre, allait épouser Berthe Morisot en 1874.
4. Léon Leenhoff, fils de Suzanne.


24 – À Suzanne Manet

Jeudi 15 7bre [septembre 1870] Paris
                   Ma chère Suzanne,

Je me mets à t’écrire en rentrant quoiqu’il soit 11h.1/2, mais je voudrais que ma lettre parte de bonne heure demain. Les événements se succèdent si vite maintenant que l’on craint toujours de voir les communications interrompues1.
La maison me semble toujours bien triste quand je rentre le soir tout seul et que je ne trouve personne, cela me paraît déjà long et cela commence seulement. Tu as tort de te reprocher de ne pas être restée. D’abord les femmes ne feront que gêner les hommes et je te sais fort gré d’être partie malgré l’ennui que j’ai d’être séparé de toi, et puis très peu de femmes sont restées. Beaucoup d’hommes même sont partis, mais je crois que ceux-là le paieront à leur retour. J’ai été ce soir avec Eugène à la réunion de Belleville et on a proclamé les noms de gens absents et proposé d’afficher leurs noms dans Paris et de confisquer leurs biens au profit de la nation. Nous passons ainsi généralement notre soirée. Hier nous étions allés avec Degas2 et Eugène aux Folies-Bergères, à une réunion publique3. Nous y avons entendu le général Cluseret4, c’est fort intéressant. Le gouvernement provisoire actuel est très peu populaire et les vrais républicains semblent se proposer de le renverser après la guerre5.
Nous avons deux mobiles depuis hier, je les ai couchés en bas dans le petit atelier6, on n’a pas à les nourrir, ce sont deux gars des Sables-d’Olonne je ne les ai pas revus depuis qu’ils sont installés. Je suis bien aise que vous ayez reçu enfin vos bagages. Nous dînons et déjeunons tous les jours tous trois ensemble. Marie a l’air de mettre de la bonne volonté, et Dominique7, quoique garde-national, fait bien son service, du reste j’ai annoncé que si on n’apportait pas la plus grande économie, je fermerais la maison. Je suis allé ce matin avec Gustave à Gennevilliers et nous sommes revenus par Asnières8. C’est vraiment triste à voir, tout le monde est parti, on a abattu tous les arbres, on brûle tout, des meules brûlent dans les champs, les pillards cherchent les pommes de terre qu’on n’a pas enlevées9. Des camps retranchés partent des mobiles. Enfin, on attend, on ne parle plus que chassepots et revolvers. Je crois qu’on est prêt à se défendre énergiquement. J’ai vu passer aujourd’hui sur le boulevard10

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1. Dès le 15 septembre, des coureurs prussiens sont vus aux alentours de Paris ; le même jour, les Allemands s’emparent du train de Senlis.
2. Edgar Degas s’engagea d’abord dans l’infanterie. Envoyé à Vincennes pour un exercice de tir, il s’aperçut que son œil droit ne voyait pas la cible. On constata alors que cet œil était à peu près perdu. Inapte dans l’infanterie, il fut versé dans l’artillerie, où il devait retrouver Manet (voir Lettre 45).
3. Voir Lettre 18, note 5.
4. Gustave Cluseret (1823-1900) participa en tant qu’officier à l’expédition de Garibaldi contre le royaume des Deux-Siciles et, auprès de Nordistes, à la guerre de Sécession. Affilié à la 1ère Internationale, il allait prendre part à la Commune.
5. Le gouvernement de Défense nationale, fruit des républicains bourgeois, est critiqué depuis ses débuts par les partis les plus radicaux, et notamment l’extrême gauche dont les leaders sont Blanqui et Delescluze.
6. Depuis 1861, Manet possède un atelier au 81, rue Guyot (actuelle rue Médéric). Mais il occupe également un « petit atelier » au 51, rue Saint-Pétersbourg, dans l’immeuble qui jouxte son habitation, au n°49. Voir Juliet Wilson-Bareau, « Édouard Manet dans ses ateliers », Manet et le Paris moderne (catalogue d’exposition), Tokyo, 2010, repris dans Ironie, n°161, Janvier/Février 2012.
7. Marie et Dominique, domestiques des Manet.
8. Gennevilliers et Asnières où la famille Manet possède des terres qu’elle loue à des exploitants.
9. « Tout autour de Paris, il y avait une ceinture de villages qui étaient les plus riches du monde, bien bâtis, et gais, et pleins d’une population aisée ! Il fallait les démolir pour faire place nette et ouvrir aux canons des remparts un champ tout à fait libre ! Partout les bâtiments éventrés par la pioche bâillaient hideusement au soleil. […] On ne marchait qu’à travers les décombres... » Francisque Sarcey, Le Siège de Paris, 1871, p. 70.
10. La fin manque.

25 – À Théodore Duret

Jeudi [15 ou vendredi] 16 7bre [septembre 1870]
                   Mon cher Duret,

Je vous envoie les tableaux que vous avez l’obligeance de me mettre à l’abri pendant le siège. En voici la liste : Olympia, Le déjeuner, Le joueur de guitare, Le balcon, L’Enfant à l’épée, Lola de Valence, Clair de lune – Liseur, Lapin, Nature morte, Danseurs espagnols, Fruits, Mlle B.1

Je vous serre la main.
Édouard Manet

Au cas où je serais tué, je vous donne à votre choix le Clair de lune ou le Liseur, vous pourrez demander si vous préférez l’Enfant aux bulles de savon2.

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1. Olympia (Paris, musée d’Orsay, RW I, 69) ; Le Déjeuner (Munich, Neue Pinakothek, RW I, 135) ; Le Joueur de guitare (Guitarero) (New York, Metropolitan Museum, RW I, 32) ; Le Balcon (Paris, musée d’Orsay, RW I, 134) ; L’Enfant à l’épée (New York, Metropolitan Museum, RW I, 37) ; Lola de Valence (Paris, musée d’Orsay, RW I, 53) ; Clair de Lune (Boulogne) (Paris, musée d’Orsay, RW I, 143) ; Liseur (New York, Metropolitan Museum, RW I, 35) ; Lapin (Avignon, musée Angladon, RW I, 118) ; Nature morte (Saumon) (Shelburne Museum, RW I, 140) ; Danseurs espagnols (Washington, Philipps Collection, RW I, 55) ; Fruits (Paris, musée d’Orsay, RW I, 83) ; Mlle B. (Le Repos) (Providence, Museum of Art, RW I, 158). De nombreuses toiles majeures ne figurent pas dans cette liste. Il est probable que Manet les ait déposées chez son cousin Jules de Jouy comme il le suggère dans une lettre du 13 septembre 1870.
2. L’Enfant aux bulles de savon (Lisbonne, Fondation Calouste Gulbenkian, RW I, 129).

28 – À Suzanne Manet

Midi Paris Mardi 20 [septembre 1870]
                   Ma chère Suzanne,

Nous voilà au moment décisif1. Je ne sais si ma lettre te parviendra, mais je tente cependant. On se bat de tous côtés à l’entour de Paris. L’ennemi a fait hier des pertes assez considérables. La mobile a essuyé le feu avec assez de courage, malheureusement les troupes de ligne ont faibli. Je ne t’ai pas écrit ces jours-ci parce que j’étais de garde aux fortifications, c’est très fatiguant et très dur. On couche sur la paille et encore il n’y en a pas pour tout le monde2. Enfin, à la guerre comme à la guerre.
Nous nous portons bien. J’ai vu Ferdinand et Rudolph3, je les ai invités à venir dîner une fois par semaine à la maison. Rudolph est dans les éclaireurs à cheval. Jules Favre4 est parti dimanche pour le quartier général prussien espérant arriver à avoir une paix honorable. Nous allons probablement maintenant être de service tous les jours ou à peu près. J’écrirai demain si les lettres peuvent partir.
Je t’embrasse, ma chère Suzanne, mes amitiés à tous.
Ton mari,
Édouard Manet
Je ne vous envoie pas les journaux on ne les reçoit plus à la poste, tous les ponts ont sauté cette nuit.

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1. Paris est investi depuis la veille.
2. Jugée, non sans raison, frondeuse et mal préparée au maniement des armes, la garde nationale fut longtemps cantonnée aux remparts de Paris où elle assurait la garde. Sarcey (op. cit., p. 106) donne un tableau vivant des factions de nuit : « On couchait encore sous les tentes, les casemates n’étant point achevées. La tente est pittoresque, mais elle a le tort grave, pour le bon bourgeois d’être peu confortable et très fraîche. Et puis, faut-il le dire ? nous n’entendions rien à tous les détails de cette organisation de campagne. On avait beau marquer à chaque garde national la place qu’il devait occuper sous cet abri, nous ne savions pas nous arranger, et c’étaient des querelles sans fin […] Il se trouvait toujours sous chaque tente deux ou trois gardes nationaux qui s’étaient couchés au premier endroit venu, et qui la tête dans un sac de rencontre, dormait tant bien que mal sur la paille du voisin. Les malheureux qui sortaient de faction arrivaient transis de froid ; ils pénétraient à tâtons sous les tentes, et cherchaient à s’orienter de leurs deux mains jetées en avant, et la couverture et le sac qu’ils avaient laissés pour marquer leur place. Ils les trouvaient toutes occupées par des têtes qui grognaient. »
3. Les deux frères de Suzanne Manet, Ferdinand Leenhoff (1841-1914), sculpteur, et Rudolph Leenhoff (1844-1903), peintre.
4. Jules Favre est le ministre des Affaires étrangères du nouveau gouvernement.

31 – À Suzanne Manet

Paris 24 [septembre 1870]
                   Ma chère,

J’espère que cette lettre va parvenir. Nous avons remporté hier un avantage marqué sur l’armée prussienne, ils ont perdu beaucoup de monde. Tout le monde est très monté par la réponse et les prétentions outrecuidantes de Bismarck1. Paris est décidé à se défendre à outrance et je crois que leur audace va leur coûter cher. Tout le monde est soldat maintenant. Ne vous inquiétez pas. L’absence de nouvelles doit vous donner beaucoup d’inquiétudes et exagérer le danger. Nous nous portons tous les trois très bien. Il ne faut pas compter que je puisse envoyer de l’argent au premier octobre, cela pourrait être pris par l’ennemi. Nous ne sommes pas inquiets de vous, n’écrivez qu’autant que vous penserez que les lettres arrivent. On espère voir la province se soulever et venir à notre secours. Du reste, Paris tient bon et ne craint rien.
Adieu, je t’embrasse.
J’étais de garde hier et avant-hier aux remparts. Nous avons entendu le canon toute la nuit. On commence à se faire très bien à ce bruit.
Je t’embrasse, embrasse maman pour moi.
Ton mari,
Édouard Manet

Je n’en écris pas plus long on m’annonce à l’instant que ma lettre a chance de partir dès cet2

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1. Entrevue de Ferrières : les 19 et 20 septembre, Jules Favre tenta de négocier directement avec Bismarck. Le chancelier allemand posa de telles conditions (cession de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine, reddition de Strasbourg et de Toul, prise en gage d’un fort parisien) que les négociations échouèrent. Cela eut pour effet de renforcer l’unité parisienne et d’effacer, du moins provisoirement, les divisions.
2. La fin de la lettre est tronquée.

32 – À Suzanne Manet

Paris, Vendredi 30 7bre [septembre 1870]
                   Ma chère Suzanne,

Voilà bien longtemps que je n’ai eu de tes nouvelles, j’espère que cela ne va plus durer très longtemps et que nous allons bientôt avoir rompu cette ligne d’investissement qui nous sépare de tout le monde. Vous avez dû recevoir des lettres de moi par les ballons1 qui sont partis de Paris, je pense qu’il en partira un demain ou après-demain. Je prépare ma lettre à l’avance pour la donner à un employé de la poste qui s’en charge. Les Prussiens ont l’air de se repentir d’avoir entrepris le siège de Paris, ils croyaient sans doute la besogne plus facile. Il est vrai qu’en ce moment on ne prend plus de café au lait, les bouchers n’ouvrent plus que trois fois dans la semaine et l’on fait queue à leur porte depuis quatre heures du matin et les derniers n’ont rien. Nous ne faisons plus qu’un seul repas à la viande, et je crois que tout Parisien sensé va en faire autant2.
Depuis trois jours on n’avait entendu que quelques coups de canon isolés, tirés par les forts pour détruire les ouvrages que l’ennemi élève de tous côtés3, et nous avons des pointeurs de première force qui balaient tous leurs travaux, mais ce matin, depuis 4 heures jusqu’à 11 heures, nous avons été réveillés par une terrible canonnade et une fusillade des mieux nourries qui semblaient venir de St-Denis, de Montrouge ou des environs. Je n’ai pas encore de détails exacts sur les résultats de l’affaire, j’irai tout à l’heure sur le boulevard savoir ce qu’il s’est passé et je te l’écrirai. Nous avons grand espoir de battre ces gredins de Prussiens. Paris est formidablement défendue et se fortifie tous les jours de plus en plus. On ne peut en sortir aujourd’hui, ni y rentrer sans un laisser-passer.
J’ai vu les dames Morisot qui vont sans doute se décider à quitter Passy qui sera sans doute bombardé. On va y établir des batteries françaises pour battre en brèche les ouvrages prussiens de Montretout. Les nouvelles qui arrivent de la province sont bonnes. Écrivez à Tours4 pour vous abonner à un journal vous serez ainsi au courant des nouvelles. Des armées se forment, dit-on, en province. Si la France veut suivre l’exemple de Paris, il ne sortira pas un Prussien vivant de notre territoire.
Paris est aujourd’hui un vaste camp depuis cinq heures du matin jusqu’au soir, mobiles et gardes nationaux qui ne sont pas de service font l’exercice et deviennent de vrais soldats. La vie du reste est assommante ici, le soir tous les cafés-restaurants sont fermés à partir de 10 heures ; il faut aller se coucher. On se fatigue beaucoup du reste. Je suis bien aise, malgré l’ennui que j’ai d’être éloigné de toi et de ne pas avoir de tes nouvelles, de vous savoir à l’abri de tous les ennuis qui nous incombent et qui commencent seulement. Nous les supportons du reste de grand cœur, ne vous inquiétez pas outre mesure, nous n’avons pas grand danger à courir derrière nos sacs de terre, et puis on n’attaquera pas Paris de tous côtés s’ils se décident à attaquer. Nous nous attendons cependant à quelque chose de rude et nous nous tenons prêts.
Portez-vous bien, cela n’avancerait à rien de vous tourmenter, nous sommes bien à l’abri dans nos murs.

Je t’embrasse, ainsi que maman.
Ton mari qui t’aime bien,
Édouard

L’affaire d’aujourd’hui est honorable pour nous mais beaucoup de blessés, les Prussiens ont perdu beaucoup de monde, on n’a pas pu les débusquer de Choisy5.

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1. Coupé du reste du pays, Paris va développer deux principaux moyens de communication : les pigeons voyageurs et les ballons. Ceux-ci « ne suffiront pas à éviter deux terribles effets de l’enfermement : l’impossibilité de coordonner de façon régulière les actions militaires de Paris et de la province ; le développement d’un sentiment d’isolement radical peu favorable à l’équilibre des Parisiens. » Stéphane Rials, Nouvelle Histoire de Paris. De Trochu à Thiers, Hachette, 1985, p. 118.
2. Pour préparer le siège, Paris avait réuni des stocks considérables : 447 000 quintaux de farine, 100 000 de blé, 30 000 de viandes salées, 100 000 de riz, 10 000 de café... Les jardins et parcs de la capitale accueillirent 24 000 bœufs, 150 000 moutons, 6 000 porcs, 46 000 chevaux... De quoi nourrir la population pendant trois mois. Mais les lourdeurs de l’administration, la spéculation ou l’égoïsme de certains font que des produits viennent à manquer dès le mois d’octobre.
3. Contrairement à l’attente de Trochu, l’armée prussienne n’entend pas prendre Paris d’assaut. Elle s’installe durablement en creusant des tranchées, construisant des bastions et fortifiant des maisons.
4. Tours est le siège de la délégation en province du gouvernement de Défense nationale. Cette délégation, dirigée par Crémieux, se réfugiera à Bordeaux le 9 décembre, après la chute d’Orléans.
5. Il s’agit de l’attaque de Chevilly et Choisy répondant à la stratégie (d’aucuns écriraient l’absence de stratégie) de Trochu consistant à mener des opérations ponctuelles qui visent surtout à fournir des informations sur l’agencement des dispositifs ennemis, fatiguer les forces adverses et entraîner les troupes.

37 – À Suzanne Manet

Paris 23 8bre [octobre 1870]

Il fait un temps affreux aujourd’hui, ma chère Suzanne, impossible de mettre le pied dehors, d’autant que je ne puis mettre que des chaussures très légères à cause de mon pied qui se guérit seulement. Cela ne m’a pas empêché cependant d’aller hier à l’enterrement de Mr Aubry.
Les journaux ont dû vous annoncer déjà que vendredi l’armée de Paris avait fait une grande sortie sur les positions ennemies. On s’est battu toute la journée, les Prussiens ont perdu, je crois, beaucoup de monde ; chez nous les pertes ont été moins considérables, cependant ce pauvre Cuvillier1, l’ami de Degas, a été tué ; Leroux2 a été blessé et je crois fait prisonnier.
On commence à avoir assez ici d’être enfermé et privé de toute communication, car voilà plus d’un mois que nous n’avons reçu de vos nouvelles. J’ai souvent regretté de vous avoir fait partir, c’est peut-être parce que je vous sens à l’abri de tout ce qui peut nous arriver. Nous avons la petite vérole3 qui sévit et nous sommes réduits pour le moment à 75 gr de viande par personne, le lait est pour les enfants et les malades4. Tout cela comme tu vois n’est rien quand on pense à ce qui arrivera. Nous désirons les événements, car ils amèneront une terminaison à cet état des choses insupportable.
J’ai été longtemps, ma chère Suzanne, à chercher ta photographie, j’ai enfin retrouvé l’album dans la table du salon et je puis regarder quelquefois ta bonne figure. Cette nuit, je me suis réveillé croyant entendre ta voix qui m’appelait. Je voudrais bien être au moment de te revoir et le temps passe pour moi bien lentement. Les personnes qui sont restées à Paris se voient très peu, on devient d’un égoïsme énorme, chacun reste dans son quartier, on cause avec le premier venu, toutes relations sont interrompues.
Nous espérons bientôt avoir de vos nouvelles, tenez-vous au courant de la manière de nous les faire parvenir. On s’attend du reste ici chaque jour à quelque grand événement qui rompe la ligne de fer qui nous entoure, nous comptons beaucoup sur la province, car nous ne pouvons pas faire massacrer la petite armée que nous avons. Les gredins de Prussiens sont capables de vouloir nous prendre par la famine. Nous nous portons bien du reste.
J’avais demandé d’être attaché à l’état major du général Vinoy, je n’ai pas pu l’obtenir. Je le regrette, cela m’aurait mis à même d’assister à toutes les opérations. Les personnes qui sont restées à Paris espèrent que les Prussiens n’en arriveront pas au bombardement, ce que je redoutais le plus pourtant. Mais selon moi, c’est ce qui nous pend au nez et s’ils peuvent établir des batteries à Sannois et à Sèvres ils peuvent atteindre le centre de Paris. On n’est nullement découragé ici et l’on ne désespère pas de la victoire. En ce cas, le désastre serait grand pour nos ennemis. Soyez sans inquiétudes pour nous, on ménage la Garde nationale.
Portez-vous bien surtout et faites provisions de santé là-bas.
Adieu ma chère Suzanne, je t’embrasse comme je t’aime.
Édouard M
Embrasse maman pour nous. J’espère que Léon se conduit bien.

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1. Le sculpteur Joseph Cuvelier (et non Cuvillier) avait été tué lors de l’offensive française à Malmaison.
2. Le sculpteur Eugène Leroux.
3. La variole (« petite vérole ») fut une des principales causes de la croissance rapide de la mortalité dans le Paris assiégé. Elle fit 6 604 victimes durant la guerre, dont plus de 400 pour certaines semaines de novembre et décembre.
4. Dès le 26 septembre, une « Commission supérieure des subsistances » avait été instaurée. Elle tenta, avec plus ou moins de bonheur, de maîtriser les questions alimentaires. Le pain et la viande furent ainsi taxés et rationnés.

38 – À Suzanne Manet

Paris Lundi 24 8bre [octobre 1870]
                   Ma chère Suzanne,

Maître1 dîne aujourd’hui avec nous et m’affirme que beaucoup de nos lettres ne doivent pas partir. Il se charge de faire sûrement parvenir celle-là. Je t’écris donc tout de suite pour t’embrasser et te dire combien je souffre de ne pas avoir de tes nouvelles. Embrasse maman pour nous, nos amitiés à vous tous.
Nous attendons les évènements. Les Prussiens peuvent se vanter cependant qu’ils ne deviendront pas maîtres de nous facilement. Enfin, nous nous portons très bien. À bientôt, je crois, d’avoir de vos nouvelles, et portez-vous bien. N’ayez aucune inquiétudes pour nous.
Je t’embrasse.
Édouard Manet

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1. Edmond Maître (1840-1898), dilettante, érudit, peintre et musicien amateur, grand ami des peintres Bazille et Renoir.




42 – À Suzanne Manet

Paris 7 Nov[embre 1870]
                   Ma chère Suzanne,

Voilà l’armistice repoussé1, la guerre qui recommence de plus belle. J’ai regretté souvent de vous avoir renvoyé de Paris, je suis bien aise maintenant, la vie va devenir impossible. Dans peu de temps, on n’aura plus de quoi manger. Enfin tout cela est bien triste, car la fin ne peut être que fatale pour nous. J’espérais te revoir plus tôt, la guerre va peut-être encore durer six semaines. Tout le monde en a assez cependant.
Je vais entrer dans l’artillerie2 et serai à la porte Saint-Ouen, je serai là très bien. Eugène est dans les volontaires de la garde nationale. Nous allons ce matin à l’enterrement de Picard, notre fermier3.
Adieu ma chère Suzanne, à bientôt.
Je t’embrasse.
Édouard Manet
N’aie pas d’inquiétudes et porte-toi bien.


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1. Dès la mi-septembre, Adolphe Thiers s’était lancé dans un tour des capitales européennes à la recherche d’un pays tiers capable d’amener les deux belligérants à une négociation. Il revint les mains vides de Londres, Vienne et Saint-Pétersbourg. De retour en France, contre l’avis de Gambetta mais avec l’aval de Jules Favre, Thiers va, le 1er novembre, muni d’un sauf-conduit accordé par les Russes, rencontrer Bismarck pour tenter de négocier un armistice. Le 6, les pourparlers prenaient fin sans avoir abouti.
2. L’écrivain Émile Bergerat a donné quelques souvenirs de ce passage de Manet dans l’artillerie : « Énervé moi-même d’une inaction que trompait mal le jeu de la lyre, j’avais obtenu d’être incorporé dans un corps de canonniers volontaires, formé par des polytechniciens, commandé par M. de Beauchamp, et qui s’exerçait à la porte Saint-Ouen. On m’y avait accepté à la condition que j’abandonnerais aux desservants de pièces les quarante sous de la solde quotidienne, mais comme, par privilège, j’avais droit à mon couvert au mess hippophagique des officiers dont plusieurs étaient de mes amis, le poste était encore enviable.
Si, vierge de tout service militaire à titre de fils unique de veuve, j’ignorais déjà le flingot, qu’était-ce pour le canon et quel artilleur dessinais-je sur la neige des remparts ! Mais les pipos, tout en s’amusant follement de mon embarras, me rassuraient sur l’apprentissage.
— Savez-vous tirer une ficelle ? riaient-ils.
— Un peu mieux que la nouer, mais pas beaucoup.
— Alors, vous êtes artilleur. Le tube de bronze, en pratique du moins, car en théorie c’est plus difficile, ressemble en ceci à la loge de votre concierge que, pour l’ouvrir, on n’a qu’à tirer le cordon.
— Oui, blaguait un autre, mais il y a le pointage et le recul. Pour le recul on passe vivement à droite ou à gauche, et tout est dit. Quant au pointage, nous avons des marins de la flotte qui sont spéciaux. Ils se chargent de la hausse et de la baisse et mettent à tout coup dans un casque à pointe, s’il en passe.
— Alors, qu’est-ce que j’ai à faire?
— Déjeuner avec nous d’abord, et puis nous vous présenterons votre pièce.
Elle s’appelait Crocodile. Elle était brune et était née à Saint-Étienne. C’est sous sa culasse que je fis connaissance avec Édouard Manet, qui était l’un de ses serviteurs, et je dois à l’histoire de déclarer qu’il était beaucoup moins mazette que moi au service de la bombarde, mais il y fumait plus de cigarettes. » Émile Bergerat, Souvenirs d’un enfant de Paris. Les années de bohème, 1911, p. 215.
3. Voir Lettre 24, note 8.

43 – À Suzanne Manet

Paris 12 Nov[embre 1870]
                   Ma chère Suzanne,

Réponds-moi dans l’ordre suivant par oui ou par non.
4. Vous portez-vous bien ?
5. Avez-vous reçu mes lettres ?
6. As-tu besoin d’argent ?
J’espère avoir de vos nouvelles par ce procédé nouvellement inventé. Suivre l’instruction1.

Édouard

Pierpont Morgan Library

1. Le 11 janvier 1871, Suzanne Manet envoyait une dépêche télégraphique par pigeon voyageur à son mari. Elle l’informait qu’elle ne résidait plus chez Lailhacar depuis trois mois (!), alors que Manet continue à mentionner Lailhacar le 30 décembre. Manifestement, très peu des dépêches envoyées par Suzanne parvenaient à leur destinataire, ce qui explique l’insistance du peintre à réclamer des nouvelles. De son côté, Suzanne recevait-elle dans les temps les lettres que lui adressait son mari ? Les tampons de la poste montrent qu’une lettre (46) envoyée de Paris le 19 novembre était enregistrée à Bordeaux le 26, et à Oloron-Sainte-Marie le même jour. Mais peut-être le changement de domicile de Suzanne a-t-il retardé la réception du courrier.

45 – À Éva Gonzalès

Paris 19 nov[embre 1870]
                   Chère Mademoiselle Éva1,

Une assiégée de nos amies me demandait dernièrement comment je supportais votre absence, puisque l’admiration et l’amitié que j’ai pour vous est autant de notoriété publique, je me permettrai de faire la réponse à vous-même, qu’entre toutes les privations que nous imposent le siège c’est certainement au premier rang que je place celle de ne plus vous voir, et comme c’est [un mot illisible] d’être à votre amitié, j’espère qu’il vous serait agréable d’avoir de mes nouvelles et de celles de nos amis communs.
Je suis allé hier chez vous pour voir votre père, il était sorti, je n’ai trouvé que la bonne qui m’a dit qu’il se portait bien et trouvait le temps bien long. Je sais hélas ce que c’est, car je n’ai pas de nouvelles depuis deux mois de ma pauvre Suzanne, qui doit être bien inquiète malgré que je lui écrive très souvent.
Nous sommes tous soldats ici et je crois qu’il se prépare des évènements qui vont être décisifs et auxquels presque tous les hommes valides vont prendre part. Degas et moi sommes dans l’artillerie2, canonniers volontaires. Je compte qu’à votre retour vous ferez mon portrait avec ma grande capote d’artilleur. Tissot s’est couvert de gloire à l’affaire de la Jonchères3. Jacquemart4 en était. Leroux, blessé très grièvement, est prisonnier à Versailles. Le pauvre Cuvelier a été tué. Mes frères, Guillemet5, sont dans les bataillons de guerre de la garde nationale et n’attendent qu’à entrer en ligne. Nous [nous] attendons bientôt à quelques grandes batailles sous Paris. J’espère que nous en sortirons sains et saufs.
Mon sac de soldat est garni de ma boîte, mon chevalet de campagne, tout ce qu’il faut pour ne pas perdre mon temps et je vais profiter des facilités que je trouve partout. Beaucoup de poltrons sont partis, hélas. Parmi nos amis, Zola6, Fantin7, etc. Dans les indifférents, Chaplin8 et bien d’autres, je crois qu’on leur fera mauvaise mine à leur retour. Nous commençons à souffrir ici, on fait ses délices du cheval, l’âne est hors de prix, il y a des boucheries de chiens, de chats et rats9. Paris est mortellement triste. Quand cela finira-t-il ? Nous en avons plus qu’assez.
Travaillez-vous ? J’aimerais bien avoir de vos nouvelles, si c’était possible.
Dites, je vous prie mademoiselle, mes meilleures amitiés à votre chère maman et à votre charmante sœur et croyez à l’amitié de votre tout dévoué.

Édouard Manet
Musée des lettres et manuscrits

1. Éva Gonzalès s’est réfugiée avec sa famille à Dieppe. Seul son père est resté à Paris.
2. Dans une lettre à sa fille, Mme Morisot, la mère de Berthe, donne un aperçu du rapport des deux peintres durant cette période : « M. Degas était tellement impressionné de la mort d’un de ses amis, Cuvelier, sculpteur, qu’il était impossible. Ils ont failli se prendre aux cheveux avec Manet sur les moyens de défense et l’emploi des gardes nationaux, quoique voulant chacun aller jusqu’à la mort pour sauver le pays. »
3. Le peintre James Tissot (1836-1902). L’affaire en question est la bataille de Malmaison du 21 octobre.
4. Jules Jacquemart (1837-1880) aquarelliste et graveur.
5. Antoine Guillemet (1842-1918), peintre proche de Manet.
6. Émile Zola a quitté Paris depuis le 7 septembre.
7. Manet se trompe : Fantin-Latour est à Paris, mais il vit reclus chez son père.
8. Le peintre à la mode Charles Chaplin (1825-1891) a été le premier professeur d’Éva Gonzalès.
9. Les boucheries parisiennes durant le siège de la capitale sont fameuses pour la variété des viandes qu’elles proposaient. Outre les chats, chiens, chevaux et rats, on vendit également les animaux du Jardin d’acclimatation (abattus faute de pouvoir les nourrir), ce qui fit les délices de Juliette Adam, qui écrivait : « J’avais acheté de la bosse de chameau. Ma chère Alice [sa fille], je ne te dis que ça ! C’était divin ! ». Ou encore, après être parvenue à se procurer un morceau d’éléphant : « Chair appétissante, rosée, ferme, d’un grain très fin avec de petits chinés du blanc le plus pur. » Juliette Adam, Le Siège de Paris, Journal d’une parisienne, 1873, cité in Rials, op. cit., p. 192.


49 – À Suzanne Manet


Paris 30 Nov[embre 1870]
                   Ma chère Suzon,

Comme on s’est battu hier et qu’on se rebat encore sous Paris, je m’empresse de t’écrire pour donner de nos nouvelles. Nous n’avons pas été engagés et nous ne le serons probablement pas d’ici à la fin de la guerre, aussi soyez tranquilles. Le canon cogne dur en ce moment, les Parisiens du reste commencent à s’habituer parfaitement à cette musique. On espère rétablir les communications d’ici à peu de temps, cela va coûter cher je crois de part et d’autre, mais il faut absolument en sortir. On vient de me prier d’être l’intermédiaire dans une très belle affaire où il y a gros d’argent à gagner, si cela réussit comme je l’espère il y a une belle somme d’argent à gagner et seulement quelques démarches à faire.
Portez-vous bien [un mot illisible] vous et n’ayez pas d’inquiétudes. Il faut se serrer fièrement le ventre à Paris, voilà plusieurs jours que nous ne mangeons plus de viande. Il est vrai qu’on attaque. C’est du reste de petits sacrifices qui ne peuvent durer bien longtemps.
Adieu ma chère amie, je t’embrasse, sois sans inquiétude je ne cours aucun danger.
Édouard M

Fondation Custodia



51 – À Suzanne Manet
Paris 2 décembre 1870

                   Ma chère Suzanne,

J’étais hier à la bataille qui s’est livrée entre Bry1 et Champigny. Quelle bacchanale ! On s’y fait vite du reste, les obus vous passaient sur la tête de tous les côtés, la journée est bonne disent ce matin les proclamations de Trochu, en effet nos troupes ont gardé leur position. On a fait pas mal de prisonniers prussiens, c’est la première fois que j’en vois. Ils sont en général très jeunes comme nos mobiles et n’ont pas l’air fâché d’être pris, en effet la guerre est finie pour eux. Quand donc sera-t-elle finie pour nous ? Tu diras à Alexandre que j’ai vu les frères de la doctrine Chrétienne aller chercher les blessés sous le feu de l’ennemi, là où les soldats des ambulances et de la ligne2 ne voulaient pas aller. Nous nous portons tous bien. On dit que les nouvelles de la provinces sont bonnes. Envoyez donc de vos nouvelles, des détails, ne regardez-pas à la petite dépense. Si tu as besoin d’argent demandes-en à maman.
Je vais aujourd’hui au ministère du commerce proposer une affaire, j’espère qu’elle réussira.
Adieu ma chère amie. Je t’embrasse, embrasse maman et Léon pour moi. Amitiés à tous. Portez-vous bien surtout.
Ton mari,
Édouard M

Fondation Custodia

1. Sur la copie tapuscrite conservée à la fondation Custodia, on lit : « ...la bataille qui s’est livrée entre Bz. et Champigny ». Ce qu’Arnauld Le Brusq, dans l’édition des Lettres du Siège de Paris (L’Amateur, 1996), transforme en « la bataille qui s’est livrée entre le Bourget et Champigny ». Étant donnée la topographie de la bataille, c’est évidemment « Bry » qu’a écrit Manet et que n’a pas réussi à lire l’auteur des copies conservées à la fondation Custodia.
2. Nouvelle erreur de transcription : on lit « les soldats des ambulances et de la ligue » dans la copie. Il s’agit évidemment des soldats des troupes de ligne.






52 – À Suzanne Manet

Paris 7 Déc[embre 1870]
                   Ma chère Suzanne,

Je t’écris sous le coup de [la] nouvelle, qu’on vient de recevoir à Paris, de la défaite de l’armée de la Loire1. Je crois que c’était notre dernier espoir. Qu[‘est-ce] qu’il va devenir de tout cela. Malgré toute l’énergie possible, cela ne peut durer longtemps. Je quitte l’artillerie pour entrer dans l’état-major. Le premier métier était trop dur. Aussi, tranquillise-toi, je suis en sûreté tout en pouvant tout voir.
Je t’embrasse.
Édouard Manet

Je n’ai encore reçu qu’une fois de vos nouvelles – c’est bien peu – il est bien fâcheux que maman n’aie pas voulu faire de provisions, il n’y a plus rien à manger ici. Nous nous portons tous bien.

Pierpont Morgan Library

1. L’armée de la Loire, levée courant octobre et dirigée par le général d’Aurelle de Paladines, fut définitivement vaincue devant Orléans le 4 décembre. Avec cette défaite, s’évanouissaient les derniers espoirs d’un sauvetage de Paris par la province.


54 – À Suzanne Manet

Paris 22 Xbre [décembre 1870]
                   Ma chère Suzanne,

Je voudrais que vous receviez de nos nouvelles le plus souvent possible. On s’est battu hier sur la ligne entre le Mont Valérien et jusqu’à Nogent, on ne peut guère apprécier les résultats. Aujourd’hui, pas un coup de canon. Nous nous portons bien. Eugène était sorti avec son bataillon depuis trois jours, mais ils sont à Montrouge et n’ont pas donné heureusement. Gustave n’est équipé que depuis aujourd’hui, quant à moi je suis tellement endolori qu’il me serait impossible de monter à cheval pendant quelques jours. Il gèle à pierre fendre ici2, j’espère que vous avez une température plus douce. Plus de charbon de terre, j’en ai acheté heureusement mille k[ilogrammes] il y a quelques semaines, on le garde précieusement pour faire la cuisine. Les blanchisseuses vont ne plus pouvoir blanchir, faute de combustible. Nous faisons très maigre chère, du pain bis, de la viande quelquefois.
Je n’ai pas eu de tes nouvelles depuis bien longtemps, tâchez donc de faire parvenir quelque chose. As-tu reçu ma lettre dans laquelle je disais de m’adresser à l’adresse de Lucien Morel poste restante à Tours ? Si tu manques d’argent, ce qui doit être, demandes-en à maman1. Léon doit avoir besoin de quelques vêtements. Que maman ne s’inquiète pas de l’avenir, tout se remettra bien vite et je ne perds pas mon temps. Je ne sais si le vent est favorable en ce moment pour les ballons, j’espère toujours cependant que mes lettres vous parviennent.
Adieu ma chère Suzanne, je t’embrasse comme je t’aime et pense sans cesse à toi, embrasse maman, Léon, tous enfin.
Ton mari,
Édouard M
Maman peut toucher son coupon et sa pension à Bordeaux.

Pierpont Morgan Library

1. L’hiver 1870-1871 est très rigoureux. De novembre à janvier, le thermomètre affiche régulièrement -5 ou -10° C. En décembre, la température descend jusqu’à -17° C. La Seine est gelée pendant trois semaines.
2. Sarcey nous montre que ce souci d’argent, qui revient si souvent sous la plume de Manet, est partagé par un grand nombre de Parisiens : « Nous avions tous envoyés nos mères, nos femmes, nos enfants, nos familles, les uns à l’étranger, les autres sur les plages normandes ou bretonnes, d’autres dans l’intérieur de la France. Aucun de nous n’avait prévu le blocus, et nous les avions laissées là-bas sans argent que pour un petit nombre de jours. Que devenaient-elles et surtout qu’allaient-elles devenir ? » Sarcey, op. cit., p. 119-120.
55 – À Suzanne Manet
Paris 28 Xbre [décembre 1870]
                   Ma chère amie,

Nous nous portons bien malgré tout. Cela devient dur, bien des êtres faibles y succomberont1, mais je te garantis qu’il faut maintenant faire ton deuil de jouer de longtemps une sonate avec un Allemand.
Faites des provisions de santé, ne vous inquiétez pas. Les journaux vous ont sans doute déjà annoncé ce qui se passait, inutile donc de vous en parler2. Patience. Nous en avons beaucoup ici.
Je pense à vous sans cesse. Eugène et Gustave me chargent de vous embrasser. Distrais-toi, travaille ton piano. Aussitôt que possible, j’irai vous chercher.
Je t’embrasse comme je t’aime.
Ton mari,
Édouard

Surtout que maman ne se tourmente pas. Je n’ose vous envoyer de l’argent, maman peut toucher son coupon et sa pension à Bordeaux, demande-lui de l’argent si tu en as besoin.

Pierpont Morgan Library

1. « Dans les rues de Paris, la mort croise la mort : le fourgon des pompes funèbres croise le corbillard » note Edmond de Goncourt dans son Journal à la date du 31 décembre. De fait, la mortalité des Parisiens (hors tués sur le champ de bataille) augmente significativement pendant la guerre. Il meurt 64 154 Parisiens entre le 18 septembre 1870 et le 24 février 1871, quand pour une période correspondante de l’année précédente on comptabilisait 21 978 décès. Les causes de cette recrudescence sont le froid et l’absence de lait qui augmentent la mortalité infantile ; le froid toujours et la malnutrition qui sont fatals aux vieillards et aux enfants ; les bronchites, la pneumonie et la variole qui sévissent.
2. Comme dans toute sa correspondance du siège, Manet tente de rassurer sa famille sans insister sur les éléments angoissants de sa situation. Le 27 décembre, les Prussiens avaient commencé à bombarder les forts de l’Est parisien.

58 – À Suzanne Manet

 [1er janvier 1871]
                   Ma chère Suzanne,

Te portes-tu bien ? Je pense sans cesse à toi. Je crois que c’est la première fois depuis que je te connais que je ne puis t’embrasser au premier jour de l’année. Toujours pas de nouvelles de vous, c’est bien cruel, et nous en avons peut-être encore pour un mois. Avez-vous bien là-bas tout ce qu’il vous faut ?
J’attends avec impatience le jour où je pourrai te revoir. Embrasse Léon pour moi, mes amitiés et mes vœux de bonne santé pour tous.
Ton mari qui t’aime,
Édouard
Pierpont Morgan Library

Edouard Manet – Portrait de Suzanne Manet – vers 1870 – Norton Simon Art Foundation à Pasadena

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