lundi 15 octobre 2012

Ironie n°162 - Mars/Avril 2012


Ironie       Ironie      Ironie
Interrogation Critique et Ludique n°162 – Mars/Avril 2012
http://ironie.free.fr – ISSN 1285-8544
IRONIE : 51, rue Boussingault - 75013 Paris

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LES ARTISTES NE PENSENT QU’À EUX

Manet - Olympia - 1863 - Musée d'Orsay (Paris)


Marcelin Pleynet : De quoi voulez-vous qu’on parle ? Les bonheurs de l’art, les bonheurs en art ou l’art du bonheur. Vous aviez le projet de parler de la Nouvelle Olympia de Paul Cézanne, et des multiples versions de la Nouvelle Olympia peintes par Cézanne, quelques années après, très peu, 4, 5, 6 ans peut-être après l’Olympia de Manet.

Philippe Sollers : Une chose qui m’a toujours fasciné en peinture, c’est la façon dont un peintre éprouve la vérité d’un autre peintre comme devant être complètement assumée et en même temps traversée et renversée. Il me semble que la mécanique du bonheur en art est là. L’autre a touché un point de vérité, il s’agit de la reconnaître en ce point. Même chose en sculpture, en architecture, en musique, en littérature, ce n’est que comme cela que l’on peut à la fois se mettre dans un état de connaissance de l’altérité et trouver sa propre voie. Les exemples sont surabondants. Si j’appelle ça « le bonheur de l’Art » c’est parce que le « malheur de l’Art » consiste à ne pas pouvoir dépasser les points de vérité les plus évidents, les plus massifs, les plus grands. Quand l’Art est malheureux cela veut dire qu’il est inhibé dans sa non-reconnaissance complète d’un point de vérité touché par un autre artiste, donc c’est une définition du bonheur comme étant celui de la pluralité des atteintes possibles d’une même vérité. Alors l’exemple qui m’est venu, et encore une fois ils sont innombrables, l’exemple qui me vient ces temps-ci, c’est celui du rapport entre Manet et Cézanne, autour – puisque les documents existent, ils sont évidents – autour de cette affaire d’Olympia. Ce que je vais dire, d’ailleurs, à propos de Manet et de Cézanne, on pourra pratiquement le transposer et le dire de la même façon de Cézanne et de Picasso : de même que l’Olympia provoque ce tableau fantastique à tous égards qui s’appelle Une moderne Olympia de Cézanne, de même on pourra dire que Les Grandes Baigneuses provoquent Les Demoiselles d’Avignon de Picasso. L’opération se passe toujours dans un laps de temps assez court, quelque chose est touché qui représente le cœur d’un art et une réponse surgit de la part d’un autre artiste. Les « Bonheurs de l’Art », c’est cette incessante génétique de la transmission formelle, et là ce qui me frappe c’est qu’au fond l’Olympia, si elle a été comprise de Cézanne – et probablement de lui seul – si Les Grandes Baigneuses ou tout l’art de Cézanne ont été compris de Picasso et peut-être, à ce point-là, de lui seul, de même on met l’Olympia comme résumant tout l’art de Manet, pourquoi pas ! En tout cas c’est là que Cézanne a voulu intervenir. Il a été en quelque sorte forcé de le faire, Picasso a été forcé de répondre aux Grandes Baigneuses, ce qui est curieux dans ce cas c’est que cette Olympia de Manet, dont on a beaucoup parlé pour ne pas en dire grand-chose, cette Olympia provoque une situation d’interdiction. C’est un événement considérable parce que c’est comme si quelqu’un avait raflé le secret sexuel à un moment donné. Devant l’Olympia, surgit automatiquement la question : si vous devez jouir maintenant de ce genre de représentation, ça ne pourra être qu’en connaissance de cause, si vous voulez jouir d’une femme nue, sachez que vous aurez à tenir compte de sa parfaite impassibilité. L’art rend malheureux tout le monde. Le fait que les gens aient l’air de s’émerveiller devant l’art, il ne faut pas s’y tromper; en réalité, l’art les rend profondément malheureux. La seule personne que l’art rend heureux, c’est le prochain, le prochain artiste. Mais pour que ça le rende heureux, ce coup de malheur (une grande œuvre esthétique), il faut donc qu’il dépasse, qu’il transgresse l’interdit que cette œuvre pose devant lui. La plupart des artistes n’y arrivent pas, et quelques-uns y parviennent. C’est donc Paul Cézanne en face de l’Olympia d’Édouard Manet. Il va donc s’arranger pour faire irruption dans ce tableau, et là où Manet semble-t-il a interdit, à un certain moment du temps, toute jouissance sexuelle à l’autre, Cézanne qui ne manque pas d’énergie va prononcer ce « quand même » qui définit son intervention. Qu’est-ce que fait Cézanne ? Il assume complètement la frigidité fondamentale, il s’y introduit lui-même comme personnage, comme un personnage de la Nana de Manet, il met en mouvement le tableau de Manet, en sens inverse. Il le mouvemente : introduire du mouvement dans l’Olympia de Manet, c’était donc ça le coup à faire. Ce n’est que beaucoup plus tard que Cézanne imposera sa propre stabilité des phénomènes, sa propre monumentalité, sa découverte que... une montagne, une pomme, un arbre, un gendarme, une femme nue c’est la même chose, un jardinier ou n’importe quoi. Il lui faudra très longtemps, avant de trouver le hiératisme qui lui est propre. C’est cette réaction de mouvement à l’Olympia qui me paraît à proprement parler fascinante, exubérance des fleurs, la négresse penchée, participante.

M. P. : Il y a aussi des fruits, ce qu’il n’y a pas chez Manet.

Ph. S. : L’Olympia recroquevillée, donc dans une position de non-maîtrise de son corps, et le petit guéridon à gauche où les fruits sont posés, il y a des surcharges, les glands des rideaux, il y a comme par hasard une carafe qui, si on la regarde, est une petite tête de mort, comme ça, indicative, il y a le chien, pas de chat, irruption de Cézanne dans le tableau de Manet, dans l’art de Manet. Ce tableau me paraît empreint d’une très grande positivité. Il me semble qu’il définit, mieux que toutes les théories idéalistes qu’on prêtera ensuite à Cézanne, la motivation même d’imposer son bonheur dans l’art. Qu’est-ce que c’est donc que cette relation entre deux systèmes d’art qui permet de reconnaître quelque chose, pas de le détruire, mais de le répéter d’un autre point de vue ? Ce n’est pas du tout par exemple le geste de Rauschenberg avec De Kooning, il ne s’agit pas d’effacer un dessin de De Kooning, il ne s’agit pas du tout d’un geste iconoclaste, c’est-à-dire de destruction, il s’agit d’un supplément de jouissance apporté à la jouissance de l’autre, comme si, à égalité, dans cette dimension de la jouissance de l’art, il pouvait toujours y avoir plus, non pas autre chose qui remplacerait quelque chose, non pas une intervention qui ferait table rase du passé, non pas, donc, œdipiennement, la négation d’une expérience pour y substituer la sienne, geste humain, trop humain, qui fait que le malheur de l’art c’est d’être sous l’emprise de la jouissance de l’autre et de ne pouvoir imaginer la sienne qu’asservi. Là, je trouve que l’intervention de Cézanne est considérable. Il est à remarquer que si Cézanne ébouriffe, en s’y introduisant, l’Olympia de Manet, Picasso va refroidir encore Les Grandes Baigneuses, il va les porter à un point de frontalité encore plus froid, comme s’il voulait retrouver le geste de Manet dans l’Olympia bouleversé par Cézanne, et qu’il le retrouvait. Et je me demande souvent si cette oscillation ne serait pas trouvable pratiquement partout, tantôt l’intrusion dans un système qui se présente comme fermé, clos, absolument sacré, tantôt au contraire le retour à une sorte de dissuasion, de terreur, en quelque sorte, Les Demoiselles sont beaucoup plus terrifiantes, enfin terrifiantes..., elles sont beaucoup plus proches de l’Olympia de Manet que d’Une moderne Olympia de Cézanne, c’est sûr, j’en veux pour preuve les dessins préparatoires qui introduisaient des personnages d’hommes dans le tableau et qui ont été abandonnés. Les « bonheurs de l’art » ça consiste, à mon avis, soit à se retirer d’un tableau, soit à y rentrer.

M. P. : Ce que vous dites me fait penser à une chose à laquelle je n’avais pas pensé. J’avais pensé qu’au fond Cézanne, avec la Moderne Olympia, traitait le caractère « ingreste » de l’Olympia de Manet avec un style emporté de facture dix-huitièmiste presque à la Fragonard, et que Les Demoiselles d’Avignon traite Cézanne à travers Ingres.

Ph. S. : Aussi.

M. P. : Donc c’est en quelque sorte un troisième terme dans les deux termes que vous posez ; d’un artiste vis-à-vis du tableau d’un autre artiste, il y aurait un troisième terme qui serait lui aussi anhistorique mais qui serait plutôt en arrière qu’en avant.

Ph. S. : Mais le problème est de savoir si on n’assisterait pas tout le temps à cette espèce de mouvement d’oscillation, parce que en Italie on voit comment s’introduire dans un Titien par exemple, si on est Tiepolo, ou comment s’en retirer.

M. P. : Le geste de Manet est d’ailleurs un geste par rapport à Titien.

Ph. S. : Bien sûr. Je pense que les exemples vraiment sont très nombreux. En musique vous avez aussi tout ce que vous voulez, ce sont les rapports de Bach avec Vivaldi par exemple, ou la façon dont vous retrouvez brusquement Monteverdi chez Rameau, je peux vous montrer..., ça n’arrête pas. La question c’est de savoir comment se faire pardonner cette épouvantable vérité que l’art ne concerne que les artistes. Il ne concerne pas l’aventure humaine en général : voilà une proposition évidemment indéfendable. Il faut bien faire semblant, mais aucun artiste ne pensera vraiment, je crois, que son œuvre concerne l’humanité en général, il pensera forcément qu’elle concerne uniquement les artistes du passé, très peu du présent, et éventuellement, et ça il s’en moque éperdument, quelques-uns de l’avenir. Le vieux Picasso tient à son Cézanne, il l’échange contre sa guitare qui était à New York, on revient au troc. Là aussi plein d’exemples : il n’y a pas de marché pour le bonheur de cette affaire, sauf représentation démagogique et abrutissante qui consiste à dire que l’art rend heureux. L’art ne rend heureux que les artistes. C’est un grand malheur, l’art, un grand malheur pour l’humanité. C’est pour ça qu’il faut considérer avec le plus grand sérieux les pouvoirs ou les institutions exceptionnels qui ont considéré que la représentation de ce malheur, de ce trop grand bonheur qui est un malheur, devait être encouragée. Et là, bien entendu, on va les compter sur les doigts de la main, très peu de pouvoirs, très peu d’institutions. En revanche les institutions, les pouvoirs qui ont pensé que l’art était fait pour l’humanité, devait être fait pour elle, devait l’enrichir, l’anoblir, lui servir d’éducation, et là aussi nous ne manquons pas d’exemples, ça va droit à la destruction de l’Art, et comme nous sommes dans une période de destruction intense de l’art, je suppose que l’idéologie qui présidera à cette destruction, ce sera précisément l’idéologie du bonheur que doit susciter l’art chez les individus humains de la cité, de la société. « L’art vous rend heureux » dit le tyran, en détruisant l’Art du même geste. C’est si vrai qu’il suffit de feuilleter n’importe quelle revue d’art pour s’apercevoir à quel point ce qui se pense sous ce terme aujourd’hui est devenu une démocratie de la laideur militante qui est censée faire le bonheur de tous, c’est une forme de totalitarisme qui n’apparaît pas comme tel puisqu’il est commandé par la petite monnaie incessante, ce qui finit par en faire une grosse, le marché. Les gens aujourd’hui n’achètent pas de l’art, ils achètent de l’argent avec de l’art. Vous savez, l’art s’entasse surtout en Italie et en France. On ne peut pas dire qu’il ne se passe rien ailleurs mais enfin la concentration dans ces deux pays, en quatre siècles, est tellement évidente qu’elle doit apparaître à tout esprit non prévenu. Ce qui veut dire que c’est dans ces deux pays que les transmissions d’artiste à artiste – en comprenant dans artistes tout : architecture, musique, peinture, littérature, tout ce que vous voudrez – ont été les plus fortes, enfin les plus immédiates, ce qui veut dire alors, donc, que cette espèce de jeu génétique a été favorisé à un point qu’on retrouve très rarement dans l’histoire ou alors il faut recourir à une période vraiment antique. Il faut toujours se demander quel est le pouvoir derrière, quel est le pouvoir qui rend possible cette déflation humaine qui fait que, même si le public siffle l’Olympia, il n’est pas question de brûler l’Olympia.

M. P. : Il y a dans ce passage un moment très fort, au moment où l’Italie n’est plus tout à fait elle-même, c’est le xixe et le début du xxe siècle en France.

Ph. S. : Oui, oui. Je pense qu’à partir du moment où l’éclat de l’Italie est passé, c’est la tradition littéraire française qui a permis que se passent en peinture des choses considérables. Il est bien évident – pour moi en tout cas – que le point le plus extraordinaire de la langue en Europe s’obtient au xviie siècle français, là-dessus la bibliothèque est pleine... Il n’y a qu’à prendre ce que vous voulez, les Fables de La Fontaine, les tragédies de Racine, enfin tout ce qu’aimait Voltaire, tout ce que Voltaire dit dans Le Siècle de Louis XIV. Pour les Beaux-Arts il n’y avait qu’à aller en Italie. Et puis, au xixe siècle : la peinture française. Il n’y en a pas eu d’autre. Ce qui se joue entre Manet et Cézanne est absolument déterminant pour tout ce qu’on appelle « art moderne » et nous retrouverions, là aussi, les aventures du bonheur et du malheur de l’art, parce que c’est aussi un malheur pour des peintres, par exemple américains, d’avoir affaire à Manet ou à Cézanne, plus tard à Matisse, sans parler de Picasso qui est bien de Paris, n’est-ce pas ?

Cahiers de psychologie de l’art et de la culture, n°16, automne 1990.

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 Manet - Une botte d'asperges - vers 1880 - Wallraf-Richartz-Museum (Cologne)


Un collectionneur veut acheter la Botte d’asperges de Manet, cette mitrailleuse. Il lui en offre 1 000 francs, à quoi Manet répond qu’il ne vend que 800 francs. L’autre insiste, Manet empoche ses milles francs, et lui envoie le lendemain une seule asperge (suivez mon regard), chef-d’œuvre supérieur à la botte. Il reprend donc l’avantage par ce cadeau (« il en manquait une ! »), potlatch, poker, valeur d’usage contre valeur d’échange. Les peintres et l’argent : tout un roman. Picasso, lui, ne veut vendre à aucun prix sa sculpture de guitare de l’époque héroïque. Non, non, il ne la vendra pas, quelle que soit l’offre faramineuse en millions de dollars. Un conservateur de New York a un trait de génie : il propose à Picasso d’échanger sa guitare contre un Cézanne. Et là, soudain, il accepte. L’art n’est pas évaluable en argent, Extraordinaire blasphème.

                                              Manet - L'asperge - vers 1880 - Musée d'Orsay (Paris)
 
Une asperge vaut plus qu’une botte d’asperges, c’est une botte secrète d’escrime, à la fin de l’envoi, je touche. Vous n’entendez pas la musique de ma guitare, mais si Cézanne en a joué, je vous la donne. C’est gratuit, puisque ça n’a pas de prix. Je tiens beaucoup à mon asperge et à ma guitare. Si vous saviez ce que nous avons pu faire ensemble. Regardez, regardez, écoutez, touchez.
Cette asperge crémeuse à bout violet en a vu de toutes les couleurs, le temps passe, elle fait toujours saliver. Manet a pris soin de la signer vers le haut de la première lettre de son nom, m en minuscule, lointain oiseau désinvolte. La guitare métallique et désaccordée de Picasso, elle, vous racle un air inaudible. Seul un virtuose futur en trouvera la clé.

Philippe Sollers
L’Éclaircie (2012)

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